Nos enquêtes ont révélé une tactique utilisée par certains des plus gros propriétaires au Canada, qui évincent leurs locataires puis misent sur une alliance bien particulière avec des hôtes Airbnb pour faire exploser leurs profits. Voici comment cela fonctionne.
Cet article est aussi paru en anglais chez Ricochet.
Des propriétaires immobiliers commencent par expulser, légalement ou illégalement, des locataires de longue date qui paient des loyers encore abordables.
Ils font ensuite affaire avec des entrepreneurs Airbnb pour transformer leurs immeubles en hôtels fantômes, souvent illégaux. Les propriétaires louent d’un coup tous les appartements devenus vacants à des hôtes Airbnb. Ceux-ci, qui s’apprêtent à faire beaucoup d’argent – des dizaines de milliers $ par mois –, consentent à payer des loyers exorbitants, pouvant aller jusqu’à quatre fois que ce que payaient les locataires précédents.
Les propriétaires gonflent ainsi artificiellement la valeur de leurs immeubles, facilement dans les sept chiffres. Ils peuvent alors les revendre et empocher d’énormes profits, ou encore contracter un emprunt sur la base de la nouvelle évaluation de la valeur de leur propriété. Ce qui pourrait constituer une fraude.
Ce nouveau stratagème immobilier, que nous avons baptisé la « combine de Montréal », a été observé en action dans deux grands réseaux d’hôtels fantômes à Montréal, faisant l’objet de plusieurs reportages de notre équipe d’enquête. Les deux réseaux ont été mis en veilleuse à la suite de nos révélations.
Nous avons observé des signes indiquant que ce stratagème est largement utilisé par d’autres opérateurs d’hôtels fantômes sur des plateformes de location à court terme comme Airbnb.
Les évictions pour le profit sont un phénomène connu et documenté, mais ce qui est nouveau ici, c’est l’intégration dans ce processus de l’industrie de la location à court terme, de manière à maximiser les profits tirés des logements ainsi que la valeur des propriétés.
Traditionnellement, un propriétaire peut chercher à évincer des locataires de longue date pour les remplacer par de nouveaux locataires qui paieront des loyers correspondants au prix du marché, surtout lorsque celui-ci s’emballe. Mais la tactique que nous avons mise au jour permet plutôt aux propriétaires d’obtenir des loyers bien au-dessus de la valeur du marché, en multipliant plusieurs fois leurs revenus de location. Pendant ce temps, les entrepreneurs Airbnb accaparent d’un coup de nombreux logements, qui leur rapportent gros.
C’est une offre pratiquement irrésistible.
Démasquer Airbnb
Pivot et Ricochet s’allient pour former une équipe d’enquête capable d’investiguer comme jamais auparavant sur l’industrie de la location à court terme et son rôle dans la crise actuelle, où les logements manquent et les loyers explosent. Mais pour accomplir cela, nous avons besoin de votre soutien.
Légal ou pas?
La combine de Montréal est une aubaine pour les exploitants d’hôtels fantômes, mais leurs actions sont souvent illégales et sont – en théorie, au moins – susceptibles d’être sanctionnées par la loi.
Mais en ce qui concerne les propriétaires, dont certains ont vidé des dizaines d’immeubles autrefois résidentiels pour les offrir aux opérateurs Airbnb, ce n’est pas toujours clair si leurs actions sont légales ou illégales.
Ils exploitent une faille dans la loi : la législation québécoise sur le contrôle des loyers leur permet d’augmenter les loyers comme bon leur semble, tant que le locataire y consent.
« Tout cela est une astuce pas mal brillante », dit l’avocat Michael Simkin. « Ça peut aussi être une sorte de fraude d’emprunt. La fraude, ça serait de déclarer d’une manière ou d’une autre qu’on a des locations [résidentielles] à long terme. Parce qu’en réalité, ce sont clairement des locations [commerciales]. »
« Ça peut être de la fraude », estime Me Simkin. « Ça peut aussi être tout à fait légal et une manière astucieuse de contourner les restrictions imposées par la plupart des banques aux prêts qui sont garantis par des propriétés immobilières sur le marché de la location à court terme. Dans tous les cas, on peut s’imaginer que les banques n’en seront pas très heureuses. »
« C’est une astuce pas mal brillante. »
Me Michael Simkin
Un porte-parole de l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ) a indiqué qu’il ne « commente pas les cas particuliers qui pourraient faire l’objet d’un processus disciplinaire », mais a ajouté qu’un « courtier immobilier qui cache de l’information ou facilite un acte illégal est passible d’une sanction du comité de discipline ».
« Qu’il représente un acheteur voulant faire de la location à court terme ou un vendeur qui a déjà offert sa propriété en location à court terme par le passé, le courtier doit vérifier les informations qu’il fournit quant à la conformité d’une telle pratique. Il doit informer les parties à une transaction sans exagération, dissimulation ou fausse représentation. »
Une révélation qui fait partie d’une enquête plus vaste
Dans les derniers mois, le journaliste d’enquête Zachary Kamel, en partenariat avec une équipe d’investigation réunissant des journalistes de Pivot et de Ricochet, a fait la lumière sur deux grandes opérations d’hôtels fantômes sur Airbnb : le réseau Benamor et le réseau Firmin, qui gèrent chacun des dizaines de logements et encaissent des dizaines de milliers de dollars chaque mois.
Nous avons constaté que les deux réseaux utilisaient le même système et avons observé des signes indiquant que ce stratagème est aussi largement utilisé par d’autres opérateurs d’hôtels fantômes sur des plateformes de location à court terme comme Airbnb.
Ces réseaux gèrent des dizaines de logements et encaissent des dizaines de milliers de dollars chaque mois.
Et on ne parle pas seulement de petites entreprises louches. Ainsi Mike Firmin, l’entrepreneur Airbnb dont le réseau a été exposé dans notre toute dernière enquête la semaine dernière, faisait notamment affaire avec le magnat de l’immobilier Aaron Drazin. Héritier d’une grande famille d’investisseurs immobiliers canadiens, Drazin est à la tête d’une entreprise qui affirme contrôler « plusieurs millions de pieds carrés » avec ses propriétés au pays et à New York.
Quant à Emile Benamor, nous avons révélé qu’il s’associait à de multiples exploitants Airbnb après que l’un de ses immeubles, converti en hôtel fantôme, ait brûlé en mars dernier, faisant sept victimes. Benamor possédait et possède vraisemblablement encore au moins 22 immeubles à travers la métropole, totalisant près d’une centaine de logements locatifs. L’homme est un avocat prospère et une figure populaire au sein des cercles de la haute société montréalaise.
Bienvenue dans la combine de Montréal, le tout nouveau front de la crise du logement au Canada.
Que peut-on attendre du gouvernement?
Prenant place dans ce qui a été décrit comme un nouveau « far west » immobilier par le professeur d’urbanisme à l’Université McGill David Wachsmuth, ce stratagème est comme une ruée vers l’or des temps modernes, dans laquelle les propriétaires et les entrepreneurs s’empressent d’aller chercher leur part avant qu’un shérif ne vienne faire régner un peu d’ordre.
Jugeant que l’ampleur de la location à court terme au Québec et au Canada menace le marché locatif traditionnel, plusieurs demandent des changements législatifs, par exemple un meilleur encadrement des plateformes comme Airbnb, voire leur interdiction totale, ou encore un véritable contrôle des loyers.
Ce stratagème est comme une ruée vers l’or des temps modernes, dans laquelle les propriétaires et les entrepreneurs s’empressent d’aller chercher leur part avant qu’un shérif ne vienne faire régner un peu d’ordre.
Mais la dernière réforme de la loi sur le logement, proposée par le gouvernement Legault en juin dernier, ne contient aucune mesure en ce sens et va plutôt dans la direction inverse en s’attaquant à certains droits des locataires comme les cessions de bail.
Rappelons que la ministre caquiste responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, est une ex-agente immobilière et, comme l’ont révélé Ricochet et Pivot, a entretenu différents contacts douteux avec d’ancien·nes partenaires d’affaires du monde de l’immobilier depuis sont entrée en poste en octobre dernier. Plus récemment, elle a dû s’excuser pour des propos jugés blessants à l’égard des locataires, à qui elle avait suggéré « d’investir dans l’immobilier » s’ils voulaient avoir un contrôle sur leur toit.
Notre enquête sur Airbnb se poursuit : elle pourra analyser plus à fond les chiffres du marché locatif partout au Canada, expliquer ce que ces données veulent dire, s’intéresser aux responsables qui mettent en place les politiques dans le domaine et les personnes qui en subissent les impacts, et examiner les solutions proposées par les expert·es alors que s’annoncent des législations renforcées.
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