Notre enquête a permis d’identifier un des principaux hôtes de location à court terme à Montréal et de mettre au jour ses pratiques frauduleuses. Opérant de multiples comptes sous des identités douteuses, il offre des dizaines d’hébergements illégaux, affichant de faux permis gouvernementaux et parfois situés dans des logements dont les locataires ont d’abord été évincé·es pour faire place à ce lucratif stratagème.
Cet article est d’abord paru en anglais chez Ricochet. Pour consulter la version originale de l’enquête, visitez le site Web de Ricochet.
Il y a deux ans, les locataires d’un immeuble de six logements du Mile End se sont fait évincer par le nouveau propriétaire du bâtiment – mais pas avant d’avoir entamé une petite rébellion. Alors que la province était aux prises avec un couvre-feu, les artistes indépendant·es qui vivaient au 5219 Saint-Urbain, certain·es depuis deux décennies, ont trouvé un avocat et ont décidé de se battre.
« Nous considérons que cette éviction est de mauvaise foi. […] Et se reloger durant une pandémie et dans la situation économique actuelle, ça coûte cher », avait écrit une locataire dans sa lettre au Tribunal administratif du logement. « Cela fait près de 20 ans que j’habite ce logement et je paie 650 $ pour un cinq et demi. » Malgré leurs efforts, les locataires ont finalement été forcé·es de partir.
Les six baux ont ensuite été offerts à un homme qui acceptait de payer 2 743 $ par mois pour chaque appartement. Une multiplication par quatre du loyer précédent. Le bâtiment a été tranquillement converti en « hôtel » Airbnb fantôme, illégal et sans permis.
Un hôtel qui était encore en fonction plus tôt cette semaine, jusqu’à ce que ses annonces disparaissent soudainement, peu de temps après que Ricochet ait envoyé une série de questions à Airbnb.
Le roi de la location à court terme
Dans le cadre de notre enquête nationale sur les plateformes de location à court terme comme Airbnb et leur rôle dans la crise du logement, nous avons recherché et identifié les gros joueurs dans certains des marchés immobiliers les plus actifs au pays. Ces propriétaires et entrepreneurs opèrent un vaste réseau d’hôtels fantômes, sans permis et souvent illégaux.
Démasquer Airbnb
Pivot et Ricochet s’allient pour former une équipe d’enquête capable d’investiguer comme jamais auparavant sur l’industrie de la location à court terme et son rôle dans la crise actuelle, où les logements manquent et les loyers explosent. Mais pour accomplir cela, nous avons besoin de votre soutien.
À Montréal, un nom revenait sans cesse alors que nous examinions les plus gros joueurs locaux : Mike Firmin.
C’est lui qui a mis la main sur les six baux du Mile-End. Mais ce sont loin d’être les seuls en sa possession à Montréal. Sa compagnie, Leasing Kings, se targue d’avoir des milliers d’appartements disponibles pour des locations à court terme à travers plusieurs grandes villes nord-américaines.
L’enquête de Ricochet a découvert que Firmin opérait au moins quatre comptes d’hôte sur Airbnb, qui utilisaient divers pseudonymes et images de profil reprises d’ailleurs sur le Web – pourtant tous des comptes vérifiés par Airbnb.
Firmin était, jusqu’à récemment, l’un des plus gros hôtes Airbnb à Montréal, selon les données d’Inside Airbnb, un site Web qui collecte des données sur les locations à court terme à travers le monde. À son apogée en mai, l’opération de Firmin incluait plus de 70 annonces à travers pas moins de 15 bâtiments à Montréal seulement.
Toutes ces annonces affichaient un numéro de permis, apparemment délivrés par la Corporation de l’industrie touristique du Québec (CITQ), qui règlemente ce genre d’hébergement. Mais grâce à des données obtenues du gouvernement du Québec en vertu d’une demande d’accès à l’information, Ricochet a pu déterminer que tous les numéros de permis CITQ affichés sur les annonces Airbnb de Firmin sont frauduleux.
Plusieurs de ces annonces sont également en contravention des règlements municipaux qui encadrent les locations à court terme dans les arrondissements.
Malgré des douzaines d’avis de client·es décrivant des conditions horribles, incluant des chambres sans fenêtres, des draps tachés de sang, des punaises de lit, des fils électriques non sécuritaires et de la moisissure sur les murs, ces offres étaient toujours affichées sur la plateforme Airbnb jusqu’à cette semaine, lorsque le compte principal de Firmin a disparu.
Plusieurs comptes plus petits, également impliqués dans cette même opération, étaient toutefois toujours actifs au moment de publier.
Ricochet a été incapable de retrouver une entreprise du nom de Leasing Kings enregistrée au Québec. Des sources au courant de l’opération ont affirmé que c’était une entreprise qui fonctionnait à l’argent comptant et qui rapportait approximativement 50 000 $ par mois, rien qu’à Montréal.
Une « tempête parfaite d’exploitation du logement »
Dans le marché de la location à court terme, il existe un stratagème qui permet à tout le monde – ou presque… – de s’enrichir beaucoup et rapidement.
Cette tactique débute avec l’éviction de locataires de longue date qui paient des loyers abordables. Le propriétaire signe ensuite de nouveaux baux avec quelqu’un comme Firmin, à un prix beaucoup plus élevé. Ces opérateurs d’hôtels fantômes, qui s’apprêtent à faire beaucoup d’argent, consentent à payer des loyers gonflés, contournant aisément les rares mécanismes provinciaux de contrôle des loyers. Ultimement, le bâtiment est plus tard revendu à un prix beaucoup plus élevé en raison de ses revenus de location accrus.
Un cercle vicieux dans lequel des Montréalais·es sont expulsé·es de leur logement, des touristes sont logé·es dans des hébergements illégaux et dangereux – pendant que les propriétaires, gestionnaires d’immeubles et actionnaires de plateformes s’enrichissent rapidement.
Une manœuvre qualifiée de « tempête parfaite d’exploitation du logement » par Mohammad-Affaaq Mansoor, un organisateur communautaire pour le Comité d’action de Parc-Extension.
C’est le modèle d’affaires utilisé par Emile Benamor, le propriétaire de plusieurs immeubles à Montréal qui étaient loués à un locataire qui convertissait ces appartements en locations à court terme illégales. Un des bâtiments de Benamor, situé dans le Vieux-Montréal, a brûlé au printemps dernier. Sept personnes sont mortes, dont six étaient des touristes.
Des entrevues avec un ancien partenaire d’affaires de Firmin, des propriétaires d’immeubles faisant affaire avec lui ainsi que gens qui ont loué ses appartements à Montréal décrivent un cercle vicieux dans lequel des Montréalais·es se font expulser de leur logement, des touristes sont logé·es dans des hébergements illégaux et dangereux – pendant que les propriétaires, gestionnaires d’immeubles et actionnaires de plateformes comme Airbnb s’enrichissent rapidement.
Extraire chaque cent d’un immeuble à revenu
Selon le registre foncier du Québec, Yosef Rabi et Leah Kohn ont acheté le 5219-5229 Saint-Urbain en juillet 2020 pour 1,9 million $. À ce moment, les locataires de l’immeuble, dont certain·es y habitaient depuis presque vingt ans, payaient moins de 700 $ par mois pour un appartement de trois chambres dans le quartier prisé du Mile End. Seulement 14 mois plus tard, l’immeuble vidé de ses locataires a été vendu à l’entreprise 9447-3386 QUÉBEC INC. pour 2,3 millions $, un profit de 400 000 $ pour Rabi et Kohn.
L’unique administrateur et seul actionnaire de cette entreprise à numéro est le géant de l’immobilier Aaron Drazin. « La famille Drazin occupe une place prédominante dans le domaine immobilier au Canada depuis plus d’un siècle », peut-on lire sur le site Web de l’entreprise. Le site affirme que l’entreprise possède « plusieurs millions de pieds carrés d’espace commercial » à Montréal, ainsi que des propriétés résidentielles à travers le Canada et à New York.
Éventuellement, quelque temps après l’achat de l’immeuble, Drazin a signé les baux pour les appartements nouvellement vacants avec Mike Firmin, pour des loyers quatre fois plus chers que ceux dont bénéficiaient les locataires évincé·es.
« Actuellement, il y a un unique locataire qui loue l’ensemble des six logements […] il y a six baux signés pour 2 743 $ chacun. »
Deux ans après avoir été racheté par Drazin, l’immeuble est actuellement de nouveau à vendre, cette fois pour 3,1 millions $.
« Cette propriété est située au cœur du Mile End, culturellement riche, réputé pour son ambiance artistique, ses cafés branchés et ses boutiques éclectiques », peut-on lire dans l’annonce. « Le 6plex présente un excellent potentiel de revenus, générant actuellement un revenu locatif mensuel moyen impressionnant de 2 743 $ pour l’ensemble des unités. »
« Actuellement, il y a un unique locataire qui loue l’ensemble des six logements », a confirmé l’agent immobilier chargé de la vente, lorsqu’un journaliste se faisant passer pour un acheteur potentiel lui a demandé de confirmer les détails de l’annonce. « Cela fait deux ans qu’il gère l’endroit, et il a un bail avec le propriétaire jusqu’en 2024 […] et oui, il y a six baux signés pour 2 743 $ chacun », a-t-il dit, en identifiant Leasing Kings comme étant l’entreprise impliquée.
« Le propriétaire de l’immeuble, il possède beaucoup d’immeubles et il se dit que si un seul locataire peut payer toutes ses dépenses et lui donner son loyer brut qu’il collecte chaque année, il n’y voit pas d’inconvénient. »
Lorsque la question lui a été posée directement, l’agent a toutefois nié que les logements de l’immeuble étaient utilisés pour Airbnb ou d’autres locations à court terme.
Drazin n’a pas répondu à nos multiples demandes d’entrevue.
Six logements abordables, certains jadis loués aux artistes qui font justement du Mile End un quartier « culturellement riche », ont ainsi disparu pour de bon du parc locatif.
Alors que l’entreprise de location à court terme de Firmin n’a pas de permis et est exploitée de façon illégale, il semble que le fait que Drazin lui ait loué ces appartements à un prix fortement gonflé, cela soit bel et bien légal. Ce stratagème exploite une faille dans la maigre règlementation encadrant les augmentations de loyer au Québec.
« Il y a un contrôle des loyers seulement si le locataire se bat contre une augmentation, ce qui n’est pas vraiment un contrôle des loyers, au fond », explique Mohammad-Affaaq Mansoor, du Comité d’action de Parc-Extension. « Si le locataire ne conteste pas, il n’y a aucun contrôle de l’augmentation du loyer. » M. Mansoor suggère la mise en place d’un gel obligatoire des loyers jusqu’à ce qu’une véritable règlementation de contrôle des loyers soit mise en place.
Si l’entreprise de de Firmin n’a pas de permis et est illégale, le fait que Drazin lui ait loué ces appartements à un prix fortement gonflé, cela est bel et bien légal.
Shoul Konig, un propriétaire d’immeubles qui a lui aussi signé un bail pour des logements avec Mike Firmin, a raconté à Ricochet que la relation avait été extrêmement profitable. « L’année dernière, quand j’ai commencé avec lui, c’était bien, j’ai fait beaucoup d’argent », a dit Konig au téléphone. « Pour un appartement de cinq chambres, tu étais capable d’avoir dans tes poches, net, après avoir payé les frais de gestion, le nettoyage et tout, de juin à octobre, 10 000 $ par mois. »
Questionné au sujet d’une règlementation provinciale de contrôle des loyers, Konig a répondu : « c’est sûr que je veux que les loyers augmentent […] commencez par parler à ma banque pour faire diminuer les taux d’intérêt, rappelez-moi après ».
Des annonces frauduleuses
Jusqu’à cette semaine, Mike Firmin était le deuxième plus gros hôte à Montréal, offrant au moins 76 annonces à travers la métropole. Considérant que ces données ne prennent en compte que le plus important de la panoplie de comptes qui lui sont reliés, il est bien possible que Firmin ait été l’hôte avec le plus de locations à court terme à Montréal.
Après que Ricochet ait envoyé à Airbnb des questions concernant Mike Firmin, son compte principal est soudainement devenu inaccessible.
Malgré le fait qu’il était l’un des utilisateurs principaux de la plateforme dans la métropole et qu’il utilisait au moins quatre comptes distincts dont les détails trompeurs étaient « vérifiés » par Airbnb, toutes les annonces affichaient un numéro de CITQ frauduleux.
Lorsque nous avons posé des questions au sujet des numéros de permis bidon qui apparaissaient sur le site d’Airbnb, une porte-parole de la plateforme en ligne nous a répondu que la nouvelle loi obligeant les entreprises à retirer les annonces illégales n’était pas encore en vigueur.
« Airbnb a mis en place un champ obligatoire [dans ses annonces] pour le numéro de permis et a offert la possibilité à la province de retirer les annonces inéligibles », a-t-elle justifié, considérant clairement qu’il revenait au public d’assumer les coûts pour s’assurer que la plateforme se conforme à la loi. « La province doit créer une API [c.-à-d. une interface de programmation] ou une autre solution technologique pour soutenir la conformité. »
En entrevue au téléphone, Mike Firmin a affirmé que les faux numéros de permis lui ont été fournis par un ex-partenaire d’affaires et qu’il n’avait aucune raison de douter de leur authenticité.
Par ailleurs, une recherche Google de l’image de profil utilisée par Firmin sur Airbnb a révélé qu’il s’agissait en fait de la photo de Mike James, un coach de tennis, sûrement utilisée sans autorisation.
« Une photo de profil ou un nom de profil public n’ont pas besoin d’être identiques à l’information fournie à Airbnb pour notre processus de vérification de l’identité », a écrit un représentant d’Airbnb par courriel. « Les utilisateurs ne sont pas obligés d’utiliser sur leur profil leur nom légal et/ou le nom ou la photo apparaissant sur leur document d’identité délivré par le gouvernement. »
« On risque de devenir le prochain Toronto ou Vancouver »
Shoul Konig et un autre propriétaire qui a travaillé avec Mike Firmin ont expliqué à Ricochet que leur relation avec l’entrepreneur est aujourd’hui terminée. « J’ai changé la serrure le mois dernier et je lui ai dit “fuck you, sors de ma vie” », a dit un propriétaire dont Ricochet a accepté de taire le nom en échange d’informations sur l’opération de Firmin.
C’est la mauvaise réputation de Mike Firmin comme hôte Airbnb qui aurait convaincu Konig de mettre fin au partenariat. « Je vois tous ces mauvais avis sur son compte […]. Ce gars doit être arrêté. Il est une menace pour la société. Je déteste ce gars. »
Les deux propriétaires interrogés ont laissé entendre qu’ils chercheraient les services d’une autre agence de gestion pour leurs propriétés à l’avenir, conservant les loyers artificiellement gonflés qu’ils ont obtenus avec Firmin.
« Pour un appartement de cinq chambres, tu es capable d’avoir dans tes poches, net, après avoir payé les frais de gestion, le nettoyage et tout, de juin à octobre, 10 000 $ par mois. »
Le propriétaire Shoul Konig
« Je pense qu’on a vu à quel point Airbnb a affecté le marché locatif », commente Mohammad-Affaaq Mansoor.
Même avec le récent projet de loi 25, qui va forcer les plateformes comme Airbnb à retirer les annonces n’ayant pas de permis, M. Mansoor pense qu’il faut en faire beaucoup plus pour protéger les locataires vulnérables et défendre les loyers abordables. « La première chose qui doit être faite, c’est de resserrer les règles autour des évictions pour empêcher les gens d’être évincés parce qu’ils sont des locataires depuis longtemps. »
« Malheureusement, notre ville et notre province, qui ont déjà été définies par leur abordabilité, sont en train de tomber dans le piège », dit Mansoor. « Si on ne fait rien […] on risque de devenir le prochain Toronto ou Vancouver. »
Notre enquête sur Airbnb se poursuit : elle pourra analyser plus à fond les chiffres du marché locatif partout au Canada, expliquer ce que ces données veulent dire, s’intéresser aux responsables qui mettent en place les politiques dans le domaine et les personnes qui en subissent les impacts, et examiner les solutions proposées par les expert·es alors que s’annoncent des législations renforcées.
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Vous avez été évincé·e de votre appartement avant de le retrouver en location sur Airbnb? Vous avez travaillé avec Airbnb et avez des informations à nous transmettre? Écrivez-nous.