Du 7 au 11 juin derniers, les queers montréalais·es se sont rassemblé·es au festival Brûlances pour célébrer, discuter et défendre leurs identités. Brûlances est l’héritier de la Radical Queer Semaine, qui a été un rendez-vous régulier dans le calendrier LGBTQ+ de Montréal pendant des années, jusqu’en 2015. Quel est le lien entre Brûlances et les initiatives queers précédentes? Qu’est-ce qui motive cette renaissance? Quels sont les défis auxquels la communauté queer du Québec doit faire face aujourd’hui et à l’avenir?
Nous avons rencontré deux organisateurices du festival, Mathilde et Lou, pour en discuter en profondeur.
Pouvez-vous nous parler des origines de Brûlances? Quelle était votre intention quand vous avez commencé?
Mathilde : L’année passée, j’ai été en contact avec le groupe Archives révolutionnaires, qui faisait une série d’articles sur les dix ans de la grève étudiante de 2012. On était en 2022 et il y avait l’idée de célébrer finalement cette décennie et de voir quelles sont les traces qui sont restées de cette grosse mobilisation. J’ai accepté la proposition et j’ai fait une entrevue avec trois personnes qui étaient dans le P!nk Bloc à l’époque.
C’était vraiment juste pour retracer l’histoire. D’où venait le P!nk Bloc? C’était quoi ses inspirations? Un pink bloc, c’est une action qui vise à assurer une présence queer dans des manifestations [de toutes sortes], mais aussi un groupe d’action révolutionnaire qui vise à organiser des événements, des actions pour lutter contre la queerphobie, la transphobie, l’homophobie.
Et on a décidé, suite à la publication de l’article, de faire un événement pour parler de ça et inviter des personnes qui étaient présentes en 2012. Et à ce moment-là, on a senti un enthousiasme et une envie de repartir le P!nk Bloc.
Rapidement, l’idée de créer un festival queer est née parce qu’il faut savoir que le P!nk Bloc en 2012 s’inspirait beaucoup et était vraiment en lien avec la Radical Queer Semaine. Ce n’était pas juste un festival queer, c’était vraiment un festival anticapitaliste queer.
Comment le regard de la société québécoise sur les communautés LGBTQ+ a-t-il évolué au fil des années et comment vous placez-vous dans ces enjeux?
Mathilde : Je vais parler en mon nom plutôt qu’au nom de tout Brûlances, parce qu’on a sûrement plein d’avis vraiment différents là-dessus, même si ça se recoupe sûrement à plein d’égards.
Il y a eu tellement d’évolution dans nos communautés dans les dernières décennies. On est vraiment parti·es d’une marginalisation extrême, d’une violence politique, institutionnelle, et sociale concrète, matérielle, de toutes les personnes de la communauté. Il y a eu vraiment des décennies de luttes incroyables qui ont été menées par des générations de personnes qui aujourd’hui, hélas, sont oubliées, pas assez racontées, invisibilisées.
La société, à travers les dernières décennies, s’est mise à beaucoup plus accepter – les communautés gaies et lesbiennes, en tout cas. Ce n’est pas généralisé non plus. Il ne faut pas invisibiliser le fait que même si c’est beaucoup plus facile aujourd’hui d’être gai et lesbienne, ce n’est pas vrai dans toutes les familles, dans tous les milieux, dans toutes les régions.
Donc il y a comme une transformation qui s’est opérée. Plus d’acceptation, plus de visibilité, surtout au niveau de la représentation médiatique, des films, des livres, des journaux. Il y a eu une avancée énorme au niveau d’une certaine représentation, mais il y a encore beaucoup travail à faire, parce qu’il reste qu’on continue à voir des attaques transphobes, des attaques homophobes, des attaques queerphobes, des attaques généralisées qui se passent au niveau légal, par exemple.
Il y a eu des décennies de luttes incroyables qui ont été menées par des générations de personnes qui aujourd’hui, hélas, sont oubliées.
Mathilde
Grandir comme queer aujourd’hui, ce n’est pas comme quand moi j’ai grandi comme queer. On a accès à beaucoup plus de choses, beaucoup plus de modèles. Mais le risque, c’est aussi une dépolitisation du queer, sachant qu’on est de moins en moins connecté·es aux luttes historiques associées à ces communautés. C’est un des objectifs de Brûlances de reconnecter différentes générations, de nous reconnecter à notre histoire de luttes et au fait qu’être queer, c’est révolutionnaire, en fait, et ça doit le rester. Ça doit rester quelque chose de politique – et qui ne touche pas juste à nos identités.
Moi je ne suis pas juste queer : je suis aussi anti-colonialiste, je suis aussi féministe, je suis aussi anticapitaliste. Je pense qu’il y a énormément de valeurs, de luttes et de fronts sur lesquels les queers doivent se retrouver, pas juste au niveau des luttes qui les concernent directement.
Lou : Le contexte actuel est vraiment favorable à des identités, mais pas à des luttes queers. C’est-à-dire qu’il y a une respectabilité de qui nous sommes à travers des manières de s’exprimer, de consommer, et aussi à travers des lois, à travers l’État et à travers des manières de prendre du pouvoir. Mais nous, avec Brûlances et avec le P!ink Bloc, ce qu’on essaie de critiquer, c’est le pouvoir en lui-même. Si être queer, c’est de passer par l’État, de passer par le capitalisme, ça, ça ne nous intéresse pas. Le but, c’est d’être queer révolutionnaire : queer anti-capitaliste, anti-colonialiste, anti-capacitiste et contre toute forme d’oppression.
Mathilde : On veut un changement radical de la société. On ne veut pas juste être assimilé·es, on ne veut pas juste être accepté·es. C’est ça qu’il y a dans la réappropriation des insultes qui nous sont lancées depuis des décennies : quand on se les réapproprie, on leur renvoie que, ben oui, on est des déviant·es de la société. Cette société-là, on ne veut pas juste qu’elle nous accepte, on veut radicalement la transformer. On a envie d’être dans une société où la justice fonctionne différemment, une société qui pense autrement les questions d’autonomie, de partage, de solidarité, d’organisation matérielle concrète.
Si être queer, c’est de passer par l’État, de passer par le capitalisme, ça, ça ne nous intéresse pas.
Lou
On peut même parler d’écologie et de changements climatiques. On ne s’appelle pas Brûlances pour rien : c’est hallucinant, le festival a commencé alors qu’il y avait des feux de forêt partout au Québec, avec des gens qui sont relocalisés. On est dans une crise majeure et, en tant que queers, on a une place et une voix aussi à prendre dans ces luttes-là.
Là, dernièrement, on a un projet de loi qui est annoncé pour empêcher les cessions de bail et les recours par rapport aux évictions. Il y a des luttes qui nous concernent parce qu’on est précarisé·es. Mais aussi parce qu’on est en solidarité avec des personnes marginalisées : que ça nous concerne directement ou non, en fait, ça nous concerne.
Il va falloir qu’on soit un peu partout. Mais ça vient avec le défi, des fois, de devoir choisir nos priorités. C’est qu’on n’est pas nombreux·ses. Ça pose un problème.
En ce moment, il y a des Atikamekw qui bloquent les entreprises forestières sur le chemin de Wemotaci et qui appellent à de l’aide, à ce qu’on soit sur le terrain et qu’on les appuie pour empêcher l’entreprise de couper. Et on n’est pas là.
Il y a une lutte qui s’organise au terrain vague dans Hochelaga et on n’y est pas non plus.
Quels sont les principaux défis auxquels vous allez faire face en tant que communauté à l’avenir, selon vous?
Mathilde : On remarque depuis quelques années des fractures générationnelles et je pense que ces fractures vont continuer. J’espère qu’on va réussir à les atténuer et à créer des ponts et des espaces de rencontre, pour que ce qui va façonner nos nouvelles générations ne soit pas déconnecté de ce qui a façonné les anciennes. Il faut absolument qu’on empêche les brisures que d’autres générations n’ont pas réussi à empêcher, pour plein de raisons.
On va avoir le défi de continuer à être connecté·es malgré nos différences en matière de langage, de culture, de l’univers social dans lequel on grandit. C’est n’est pas pareil : grandir dans les années 2000, dans les années 2010, dans les années 2020, c’est plein d’autres réalités, de technologies, de manières de se rencontrer, de codes. Il va y avoir des enjeux à ce niveau-là.
Il va falloir qu’on soit un peu partout.
Mathilde
Lou : Les principaux défis, c’est aussi de créer des liens de solidarité et de faire face à l’atomisation de nos liens.
Par exemple, on a plus d’espaces gratuits pour se retrouver, alors que dans un climat de queerphobie de transphobie, être visible devient de plus en plus difficile, parce qu’il y a une recrudescence constante des violences, que ce soit dans les espaces publics ou privés.
Et nos solidarités ne doivent pas être que locales. Il faut reconnaître tout le travail qui est fait par toutes les personnes qui agissent dans d’autres espaces, qui sont confrontées constamment aux violences des contextes nationaux dans lesquels elles essaient de survivre, aux violences des frontières, aux violences de la migration.
Le défi dans lequel Brûlances s’inscrit, c’est de créer des liens de solidarité entre nous alors que le système nous atomise et nous individualise constamment.