Quand le collectif transféministe TRAPs a été fondé l’an dernier, le choix du nom a fait l’objet d’une certaine controverse dans les cercles transféminins en ligne. Certaines personnes reprochaient l’usage d’un terme injurieux pour désigner les femmes trans, en contestant la pertinence de la stratégie historique queer de la réappropriation des insultes, vu les émotions négatives que ce rappel de l’exclusion fait vivre aux membres des communautés.
Il y a quelque chose à dire sur l’existence des insultes homophobes et transphobes dans l’espace public qui a tout à voir avec le projet de loi 31, déposé cette semaine par le gouvernement caquiste.
Les proprios veulent notre peau
Par sa pièce législative, Legault et sa bande veulent rénover le droit au logement comme un nouveau propriétaire-investisseur qui veut ses 40 portes avant 40 ans. Le point qui accroche le plus si on en croit le tsunami de publications Instagram sur le sujet, c’est l’affaiblissement de la procédure de cession de bail.
En ce moment, une cession, c’est une entente de gré à gré qui permet à un·e locataire d’offrir son bail aux conditions actuelles à un·e futur·e locataire, que le propriétaire ne peut pas refuser à moins d’un motif sérieux. Un « motif sérieux », c’est un concept assez précis en droit du logement qui regroupe l’incapacité à payer le loyer – ce qui a peu à voir avec une mauvaise cote de crédit, en passant – et un historique de négligence, par exemple.
Ces limites au droit de propriété avaient été imposées pour limiter les opportunités de discrimination par les propriétaires, empêcher efficacement les hausses de loyer illégales et s’assurer que le moins de monde possible se retrouve à la rue pour des caprices.
Le projet de loi 31 retirerait la nécessité de « motif sérieux », ce qui revient à dire que les propriétaires pourront refuser une cession selon leur humeur. Et à en croire les petites annonces, les jours sont comptés pour qui n’est pas un « couple de jeunes professionnels, tranquilles, non-fumeurs, sans animaux ».
On nous répondra sans doute d’aller au Tribunal administratif du logement (TAL) ou à la Commission des droits pour déposer une plainte en discrimination, mais les preuves sont souvent minces et, ironie suprême, les propriétaires utilisent les registres de plaintes pour discriminer les futur·es locataires. La vérification des antécédents des locataires au TAL est, encore une fois, explicitement exigée dans de nombreuses annonces classées.
Les jours sont comptés pour qui n’est pas un « couple de jeunes professionnels, tranquilles, non-fumeurs, sans animaux ».
Quand je suis arrivée à Montréal en 2008, la cession de bail, ce n’était pas tellement à la mode. Les salaires étaient bas et il n’y avait pas beaucoup d’emplois qui n’étaient pas précaires, mais les loyers reflétaient à peu près cette tendance. Avec la rapide financiarisation de l’immobilier dans les années suivantes, les pratiques prédatrices des propriétaires-investisseurs se sont multipliées et raffinées.
Les mots gentrification (ou embourgeoisement) et « rénoviction » ont commencé à peupler notre vocabulaire et des moyens de résistance ont émergé. La cession de bail est devenue un must, propulsée par des groupes Facebook appelant explicitement à la solidarité entre locataires.
Collectivement, la stratégie est plutôt efficace, mais elle dépend beaucoup de circonstances et de connaissances individuelles au sujet du cadre juridique en vigueur. Son usage s’est pourtant à ce point généralisé qu’il a été dénoncé par la Corporation des propriétaires (CORPIQ) comme « inacceptable ».
Malgré tout, il était presque impossible d’empêcher la présente crise des loyers – et par extension, la crise du logement – qui sévit partout au pays. Le projet de loi 31 va accélérer la tendance.
C’est quoi le rapport avec les tapettes?
Un des plus gros groupes en ligne de logement à Montréal, c’est Chez Queer, un groupe privé réservé aux membres des communautés 2SLGBTQIA+. On y trouve de tout vraiment : des sous-locations pour deux semaines, des cessions de bail, des offres de colocation, des demandes de référence, etc.
Il y a très certainement des discussions communautaires importantes à avoir sur les dynamiques qui régissent ce genre d’espace virtuel – entendre une transmisogynie décomplexée, notamment –, mais la popularité du groupe démontre une chose : le logement est une préoccupation disproportionnée pour les personnes queers.
Depuis les années 2010 environ, on nous assène d’images d’une homosexualité normative, rangée et acceptable. Plus encore, on nous fait croire que la fin de l’homophobie (ça, c’est la légalisation du mariage gai) a fait de nous des jeunes professionnel·les urbain·es, globe trotters, éduqué·es et branché·es. À en croire l’univers fantasmatique de l’homosexualité commerciale, on habite toustes dans des condos avec notre famille nucléaire biraciale et on occupe des professions libérales et artistiques en vue et bien payées. On a l’air de stock photos et nos collègues respectent nos pronoms quand on se croise dans les toilettes non-genrées.
La perspective d’une vie comme celle-là donne froid dans le dos en partant, mais il y a aussi de sérieuses raisons de se questionner sur la réalité effective d’un tel récit. Parce que ma vie et celles des personnes que je connais ne ressemblent pas à ça.
Le logement est une préoccupation disproportionnée pour les personnes queers.
Je sais d’expérience que la recherche d’appartement est très difficile en ce moment et n’importe quel prétexte peut mener à perdre une opportunité. C’est le bar ouvert de la discrimination.
Je ne pense pas que je pourrais répondre à mes besoins de logement sans recourir à l’aide de la communauté et de mes proches.
Mes pronoms, c’est fuck around/find out
De plus en plus, il me semble que les politiques qui visent l’assimilation des personnes 2SLGBTQIA+ dans la société cishétéro – dont fait partie l’accent mis sur le langage approprié et respectueux – ont été non seulement peu efficaces dans la lutte pour notre libération, mais sont devenues carrément nocives pour la plupart d’entre nous.
Parce que l’on choisisse de se dire 2SLGBTQIA+, gai·es, queer ou fucké·es dans tête, au bout du compte on est surtout pauvres, psychiatrisé·es, travailleur·euses du sexe, migrant·es, handicapé·es – et combien d’autres prétextes pour nous marginaliser.
Il y a une hiérarchie bien réelle qui se joue à un niveau économique et politique et qu’il est à mon avis complice de gommer sur le plan du langage. Retirer les insultes du vocabulaire public n’a jusqu’à présent servi qu’à invisibiliser les violences indues dont nous sommes victimes par l’action de l’État et du capital – des forces qui ne sont pas des supranaturelles, par ailleurs, mais des gens franchement banals comme des député·es et des propriétaires, dans le cas qui nous intéresse.
L’usage effectif des insultes par nos ennemis est sans grande importance, en réalité, et ce que nous faisons voir dans la réappropriation de ces insultes, c’est simplement le mépris bien plus large du régime cishétérosexiste à notre égard.
Retirer les insultes du vocabulaire public n’a servi qu’à invisibiliser les violences dont nous sommes victimes par l’action de l’État et du capital.
Notre droit au logement passe après le droit de propriété, la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, l’a spécifiquement nommé. Le droit des rentiers à vivre sur notre bras est plus important que notre besoin de nous loger. Le message est clair et simple. C’est la guerre des classes et l’armistice est hors de question. On va nous briser sans arrière-pensée.
On va nous mettre dans la rue courtoisement en respectant nos pronoms.
Pour une stratégie qui fourre tout ce qui bouge
Je suis une pansexuelle politique : j’aime la lutte, pas uniquement telle ou telle tactique. Et quand on veut notre peau, tous les coups sont permis.
Notre riposte devra être à la hauteur de leur attaque.
J’invite évidemment les gens qui veulent s’organiser à contacter leur comité logement local ou le FRAPRU, par exemple. Mais c’est la période des déménagements et ces organismes sont débordés de demandes, alors il ne faudrait pas compter sur une réponse rapide de leur part. Le gros de la mobilisation viendra vraisemblablement à l’automne, quand le gouvernement essaiera d’adopter son projet de loi.
En attendant, parlez avec vos ami·es, vos voisin·es ou l’ami·e-d’ami·e antifa qui sait avec qui s’organiser dans le quartier, fondez un collectif queer autonome, accrochez une bannière sur votre balcon, allez aux événements de Prenons la ville, écrivez à votre député·e, commentez le projet de loi.
Cette lutte sera massive et populaire ou ne sera pas. Devant l’ampleur de l’injustice, seule l’inaction est condamnable.