Revenu de base : ni de gauche ni de droite, vraiment?

Un revenu universel de base pourrait avoir des conséquences bien différentes, dépendant s’il est inspiré par la justice sociale ou par une vision néolibérale.

On entend de plus en plus parler de l’idée d’un revenu de base, soit d’une prestation universelle et inconditionnelle qui remplacerait les programmes d’aide directe pour assurer à tout le monde de quoi vivre. Cette proposition est même soutenue aussi bien par des voix de gauche que de droite. Mais cette complicité de façade cache en fait un profond désaccord.

À gauche, on voit le revenu de base comme une manière de redistribuer la richesse, en plus de protéger les individus contre le joug du marché du travail. Selon cette vision, les prestations doivent être généreuses et accompagnées de services publics forts. À droite, on y voit surtout une manière d’encourager la responsabilité individuelle et le libre marché. On propose donc une allocation minimale, mais qui servirait de prétexte à réduire les protections offertes par l’État.

En chamboulant l’économie et le marché du travail, la pandémie a rappelé que personne n’était à l’abri de l’insécurité financière. « Ça a montré que ceux qui ont besoin d’aide financière ne sont pas tous des paresseux », lance Ambre Fourrier, doctorante en sociologie à l’UQAM et auteure du livre Le revenu de base en question.

En même temps, ajoute-t-elle, la crise a aussi mis en évidence les ratés des programmes d’aide financière existants, qui sont loin de pouvoir offrir de l’aide à tous ceux et toutes celles qui en auraient besoin. Parce qu’elle n’a pas été capable de répondre à la demande, l’assurance-emploi fédérale a dû être remplacée par des programmes plus accessibles comme la Prestation canadienne d’urgence (PCU) et la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE). Puis, avec la fin de ces programmes, les limites de l’assurance-emploi, qui exclut par exemple les travailleur·euses autonomes, sont redevenues bien visibles : certains demandent ainsi que ce programme soit revu en profondeur.

En comparaison avec les prestations d’urgence, le programme d’aide sociale est aussi apparu sous une tout autre lumière : une aide finalement loin d’être si généreuse, en plus d’être distribuée selon des critères d’admissibilité serrés. Plusieurs groupes réclament ainsi que l’aide sociale soit bonifiée et assouplie.

Au fond, la pandémie aurait rendu plus évidents des problèmes déjà bien réels, si on en croit Philippe Hurteau, politologue et chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). « Le marché du travail ne parvient pas à donner à tout le monde ce qu’il faut pour vivre », pose-t-il d’emblée. « On doit faire un constat d’échec en ce qui concerne la répartition des ressources par le marché, même avec les béquilles des programmes sociaux. On peut donc penser à une politique d’État qui se substituerait au marché » pour permettre à tou·tes de vivre dignement, « une politique de redistribution plus agressive que ce qu’on a actuellement », avance-t-il.

Et en effet, la crise économique liée à la pandémie a remis au goût du jour la possibilité d’instaurer un revenu de base, c’est-à-dire un revenu versé à tou·tes les membres d’une communauté, sans exception, sans condition et de manière automatique.

Dès l’été 2020, un sondage montrait que la majorité des Canadien·nes(59 %) étaient désormais favorables à un revenu universel de base. Un tel programme est vu par ses défenseur·euses comme une manière simple et efficace de garantir un soutien financier suffisant, accessible en tout temps et à tout le monde.

« Revenu minimum garanti » ou « revenu universel de base » ?

La première notion désigne une allocation sans contrepartie, mais destinée uniquement aux personnes dans le besoin, qui doivent en faire la demande. La seconde désigne une allocation universelle, versée automatiquement à tou·tes (et repayée au moment de l’impôt par celles et ceux n’en ayant pas besoin).

Au Canada, le NPD et le Parti vert ont inscrit le revenu minimum garanti à leur programme. Le Parti libéral a adopté une résolution en ce sens lors de son congrès du printemps 2021, mais sans y donner suite. À l’échelle provinciale, Québec solidaire défend un revenu minimum garanti. En revanche, aucun de ces partis ne propose un revenu universel de base.

Sauf mention contraire, le revenu de base dont il est question dans ce texte est une allocation universelle et automatique.

Les deux visages du revenu de base

L’idée d’un revenu universel de base trouve des promoteur·trices à gauche, mais aussi à droite, notent Ambre Fourrier et Philippe Hurteau. C’est que l’un des principaux arguments en faveur de cette mesure est la simplification des programmes sociaux qu’elle permettrait : une telle perspective a autant de quoi plaire à une droite désireuse de réduire la taille de l’État qu’à une gauche soucieuse d’offrir un filet social le plus accessible possible.

Par ailleurs, différentes expériences de revenu minimum garanti et de prestations inconditionnelles ont montré des effets positifs clairs sur les finances des ménages, mais aussi sur le taux d’emploi. De même, le revenu de base favoriserait la santé physique et psychologique, ainsi que le niveau éducation dans la population.

Cela signifie-t-il que cette idée a le potentiel de faire l’unanimité et qu’il ne resterait plus qu’à l’implanter? Ce n’est pas si simple. En fait, la droite et la gauche ne s’entendent pas du tout sur les objectifs que devrait servir un revenu de base ni, donc, sur la forme qu’il devrait prendre.

« Certains voient le revenu de base comme un moyen d’émancipation permettant aux individus d’échapper aux griffes de la pauvreté » et même « aux impératifs du travail », explique Ambre Fourrier. « Mais d’autres le voient comme un instrument pour destituer l’État-providence » : l’instauration du revenu de base serait alors un prétexte pour abolir toutes sortes de protections sociales et de services publics.

« Le débat se joue entre une approche plus libertarienne et une approche plus sociale », résume Philippe Hurteau.

Survivre ou vivre dignement?

Un premier point en débat concerne le montant du revenu de base. « Il peut être plus généreux que l’aide sociale, ou moins », illustre Ambre Fourrier. À droite du spectre politique, on imagine le plus souvent un revenu de base très minimal, permettant tout juste de couvrir les besoins essentiels, ou moins encore. L’idée est d’éliminer la pauvreté extrême, tout en encourageant le plus possible les individus à travailler.

Or, un tel revenu de base serait « un danger pour les personnes dans l’incapacité de travailler », qui seraient condamnées à vivre avec très peu, souligne Ambre Fourrier. Par ailleurs, avec un revenu de base suffisant à peine à couvrir les besoins essentiels, les bénéficiaires sans emploi mais aptes au travail seraient pressé·es de se trouver un emploi dès que possible. Ils et elles devraient peut-être accepter le premier emploi venu, qu’il leur convienne ou non. Et même, « en donnant un petit montant, on inciterait les employés à accepter des salaires plus bas » : au fond, « on donnerait une subvention aux employeurs », met en garde Ambre Fourrier.

À l’inverse, explique Philippe Hurteau, un revenu de base généreux garantirait à tou·tes la possibilité non seulement de survivre, mais même de « vivre une vie digne », au-delà des besoins les plus essentiels. Dans ce contexte, estime-t-il, « l’incitatif au travail » continuerait d’exister, mais plutôt que d’être une nécessité urgente, l’emploi serait une occasion de « s’offrir un confort supplémentaire ».

Un coup de pouce pour les travailleur·euses ou pour les patrons?

Un bon revenu de base pourrait aussi permettre à certaines personnes de travailler moins, voire plus du tout, pour se consacrer à d’autres activités, suggère Ambre Fourrier. Ce pourraient être des tâches socialement utiles, mais qui ne sont pas reconnues actuellement comme du travail et donc pas rémunérées, par exemple les soins apportés aux proches ou la participation citoyenne, avance Ambre Fourrier. « C’est envisager d’autres formes de contribution à la société », pose-t-elle. Un revenu de base suffisant pourrait aussi libérer du temps pour les loisirs ou la production artistique.

« Ça veut dire reconnaître d’emblée les capacités créatives et productives des gens, au-delà de l’emploi salarié. Ça veut dire ne plus estimer la valeur des gens seulement à leur travail productif capitaliste. »

Ambre Fourrier

Une telle vision du revenu de base est promue par certain·es de ses défenseur·es progressistes, qui y voient une mesure « révolutionnaire » pour se libérer du travail, mais elle n’a pas été testée à jour, précise la chercheuse. Pour Philippe Hurteau, il n’est pas certain qu’un revenu de base, même généreux, inciterait les gens à réduire leur temps de travail. « Ce n’est pas nécessairement une mesure révolutionnaire qui transforme de fond en comble la société », nuance-t-il.

Il rappelle toutefois qu’un bon revenu de base pourrait « restructurer le rapport de force sur le marché du travail ». « Si j’ai la certitude de pouvoir vivre dignement, si j’ai une alternative, je vais être beaucoup plus réticent à accepter n’importe quelle job », explique-t-il.

« Si mon boss m’écoeure, j’ai juste à partir. » Un revenu de base viable « redonnerait de la marge de manœuvre » aux travailleur·euses.

Cela aiderait d’abord les non-syndiqué·es, pour qui « le principal pouvoir de négociation est la menace de démissionner », indique le chercheur.

Toutefois, pour que cela soit possible, il ne faudrait pas que le revenu de base s’accompagne de reculs dans le droit du travail. Or, pour certain·es, l’instauration d’un tel programme serait l’occasion de « libéraliser » le marché du travail en réduisant les protections accordées aux travailleur·euses. C’est ce qu’envisageait l’économiste néolibéral Milton Friedman, qui proposait dans les années 1960 un « impôt négatif » pour les plus démuni·es. En contrepartie d’un revenu de base, Friedman et ses successeur·es imaginent la fin du salaire minimum et une plus grande liberté pour les employeurs au moment de fixer les conditions de travail des employé·es ou de les mettre à pied. Selon cette vision, avec le revenu de base, « la société a fait sa part et c’est ensuite aux individus de s’arranger », expose Philippe Hurteau.

Redistribuer la richesse ou couper dans les dépenses?

Une autre question cruciale est de savoir comment financer un revenu de base. On s’entend généralement sur le fait qu’en remplaçant différentes prestations directes (assurance-emploi, aide sociale, etc.) par le revenu de base, l’État pourrait récupérer des sommes considérables à réinvestir dans le nouveau programme. Il est aussi habituellement admis que les montants versés aux personnes n’en ayant pas besoin ne seraient pas perdus, puisqu’ils seraient récupérés par le biais de l’impôt.

Pour compléter cela, certain·es proposent d’aller chercher des revenus supplémentaires en augmentant l’impôt des plus riches ou en créant des taxes spéciales (sur la fortune, sur les transactions financières, sur la pollution, etc.).

Sous cette forme, le revenu de base se présente comme une forme de redistribution de la richesse, susceptible de « contrebalancer, voire d’inverser la tendance à l’accroissement des inégalités », souligne Philippe Hurteau.

Inversement, d’autres proposent de réduire les dépenses « en mettant la hache dans les services publics », ajoute le chercheur. « C’est la position libérale par excellence », indique Ambre Fourrier. Selon cette vision, le revenu de base permet surtout de miser sur la responsabilité individuelle et le libre marché, explique Philippe Hurteau. « Chacun va sur le marché trouver les services dont il a besoin. »

« Ça serait une catastrophe », juge Ambre Fourrier. « Le revenu de base ne pourrait jamais accoter les coûts des services », en matière de santé par exemple, ajoute Philippe Hurteau. « Ça recréerait des inégalités. » D’un point de vue progressiste, il faudrait donc « penser la complémentarité du revenu de base et des services publics », croit-il.

Les deux grandes visions du revenu de base ont très peu en commun. Advenant qu’un gouvernement veuille instaurer un tel programme, un vif débat est à prévoir sur ses finalités et ses formes. « Il y a un risque à prendre en compte », admet Ambre Fourrier. « Mais il ne faut pas non plus avoir peur de demander des protections sociales », croit-elle.

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