Alors qu’elles devaient servir à remplir les trous dans les horaires, les agences privées se sont mises à dicter leurs conditions pendant la pandémie : travail de jour uniquement, refus d’aller en zone rouge ou de faire du temps supplémentaire. Cette situation, qui dégrade les conditions de travail des employées régulières, accentue l’exode des infirmières du système public de santé. Pour sortir de l’impasse, des syndicats réclament des mesures musclées, voire l’interdiction de ces agences, de la part du ministre de la Santé.
Des agences privées qui dictent leurs conditions, Déreck Cyr en a été témoin. Le président du Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes et infirmières auxiliaires de Laval (SIIIAL), affilié à la CSQ, raconte que le syndicat a dû intervenir, car les infirmières provenant d’une agence privée refusaient d’aller en zone rouge, où étaient hospitalisées les personnes atteintes de la COVID-19. « Les agences avaient dans leur contrat qu’elles n’étaient pas obligées d’y aller », déplore-t-il.
DOSSIER : PRIVATISATION DE LA SANTÉ, UN CONTRAT À LA FOIS
Les agences privées de placement de personnel prennent une place importante dans le réseau de la santé. Ces agences offrent des salaires alléchants et des conditions de travail avantageuses. En même temps, l’omniprésence de celles-ci coûte cher, draine le personnel du réseau public, déséquilibre les équipes de travail et peut même affecter la qualité des soins.
Malgré le désir exprimé par le ministre de la Santé, Christian Dubé, de réduire le recours au personnel d’agences, il persiste. Et dans certains secteurs comme les services sociaux, il augmente. Les agences privées de placement de personnel sont-elles une solution, ou font-elles partie du problème ? Pivot s’est penché sur la question.
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On voit aussi ce type d’exigences au niveau des horaires, rapporte le président du syndicat lavallois : des agences privées refusent de travailler sur des quarts de travail défavorables, au détriment des employées du réseau public.
Des remplacements sur des quarts de jour sont régulièrement donnés à du personnel provenant d’une agence privée « alors que le poste devrait aller à l’infirmière qui travaille de soir ou de nuit », explique Déreck Cyr. Le CISSS justifie cela en affirmant que l’employé·e indépendant·e ne veut pas travailler de soir ou de nuit, « alors on ne donne pas [le poste de jour] à [l’infirmière] de soir, parce qu’on veut la garder là, et on le donne à l’infirmière d’agence. [Le syndicat] doit souvent intervenir », dit-il.
La situation n’est pas unique à Laval. Denis Cloutier, président du Syndicat des professionnelles en soins de l’Est-de-l’Île-de-Montréal rapporte avoir eu des échos de situations où son CIUSSS avait besoin de main-d’œuvre pour l’urgence, mais se faisait répondre par les agences que leur personnel voulait des postes de jour, en CLSC.
Les services comme la salle d’accouchement et l’urgence, où il est très difficile de contrôler l’achalandage, sont ceux qui vivent le plus de manque d’effectifs et où le recours au temps supplémentaire obligatoire (TSO) est le plus fréquent, soulève Denis Cloutier. « C’est pour cela que les agences n’y vont pas », observe-t-il.
La situation décrite par les représentants syndicaux des infirmières du CISSS de Laval et du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal est confirmée par l’étude des rapports financiers annuels de ces établissements.
Pivot a comparé les pourcentages d’heures effectuées par les employé·es du réseau et par le personnel venu des agences privées dans trois programmes au cours des trois dernières années.
On note que la main-d’œuvre indépendante, terme employé pour désigner le personnel des agences, est beaucoup moins présente à l’urgence que dans les deux autres programmes où les horaires sont surtout de jour.
Les employé·es du public « gardé·es en otage » pour les heures supplémentaires
Le TSO est un irritant majeur pour les infirmières du réseau de la santé. Déreck Cyr raconte qu’à Laval, « il y a des départements où les infirmières arrivent au travail avec deux lunchs. Elles se disent, “je ne sais pas si on va me garder en otage, alors j’en apporte deux au cas où on me garde ce soir ou cette nuit”. »
Cette situation « crée un stress et des risques psychosociaux à court et à long terme. C’est criant et il faut vraiment changer ça », lâche-t-il.
« Souvent, les agences ne sont pas obligées de faire du TSO », rapporte Déreck Cyr. « Dans ce cas-là, on laisse partir l’agence et on garde le travailleur du système public », qui écope alors des longues heures en plus, ajoute-t-il.
Dans le plus récent appel d’offre pour de la « main-d’œuvre indépendante » lancé par le gouvernement, il est pourtant spécifié que l’agence « doit s’assurer de la disponibilité de ses Ressources pour effectuer du temps supplémentaire obligatoire lorsque la situation l’exige ». Un refus peut entraîner une pénalité financière pour l’agence.
Une pénurie aux conséquences désastreuses
Au CISSS de Laval, l’exode des travailleurs et travailleuses a été exacerbé par la pandémie, selon le président du SIIIAL-CSQ. Chez les infirmières, inhalothérapeutes et autres métiers similaires, près de 900 personnes ont quitté le réseau entre le début de 2020 et le mois de novembre 2021, rapporte Déreck Cyr. C’est environ le quart des 3300 membres du syndicat.
Il y a eu des embauches pour pallier ces départs, mais il resterait toujours entre 300 et 350 postes vacants.
Autant à Laval que dans l’est de Montréal, les intervenants rencontrés déplorent le fait que les personnes en congés de maladie sont peu remplacées et les que des équipes sont obligées de travailler en sous-effectif.
« La pénurie a un impact sur les soins. Le TSO a un impact sur les soins, parce que ça brûle les gens, ça les rend irritables », constate Denis Cloutier.
« Il faut retrouver l’humanité dans notre travail. Tant qu’on ne fera pas ça, on va perdre des gens qui vont quitter le réseau. Les dernières personnes avec qui j’ai discuté, qui ont quitté, m’ont dit : soit je m’en vais ou le réseau public va avoir ma peau. »
Déreck Cyr, président du SIIIAL-CSQ
« Actuellement, c’est vraiment dramatique, ce qui se passe dans certains services », dit-il. « Dans les urgences, c’est incroyable comment la capacité à offrir des services à la population ne tient que par un cheveu en ce moment. »
« Il faut retrouver l’humanité dans notre travail », dit Déreck Cyr. « Tant qu’on ne fera pas ça, on va perdre des gens qui vont quitter le réseau », ajoute-t-il. « Les dernières personnes avec qui j’ai discuté, qui ont quitté, m’ont dit : soit je m’en vais ou le réseau public va avoir ma peau. »
Un équilibre brisé
Les agences privées de placement ont aujourd’hui un pouvoir démesuré, estime Denis Cloutier. « Les agences se sont mises à imposer leurs conditions. Le CIUSSS a toujours fini par plier de peur que s’il refusait, ce soit le CIUSSS d’à côté qui aurait le personnel », affirme-t-il.
Denis Cloutier explique qu’il y a déjà eu un certain « équilibre historique » lorsque le personnel provenant des agences privées avait une plus grande flexibilité d’horaire et « en contrepartie, les agences bouchaient les trous en échange d’un salaire supérieur », ajoute-t-il. « Dans cette optique, les agences peuvent avoir une certaine utilité », croit-il. Mais cet équilibre est aujourd’hui brisé, selon lui.
Le problème est exacerbé dans une région comme Montréal, où plusieurs établissements sont situés les uns près des autres. « Dans certaines régions, le CISSS est l’employeur unique. Il peut un peu plus imposer ses conditions », explique Denis Cloutier. Mais « quelqu’un à Montréal peut avoir accès à dix employeurs différents en vingt minutes d’auto », ajoute-t-il.
Des mesures musclées sont nécessaires
Pour Denis Cloutier, la solution doit passer par l’interdiction d’avoir recours aux agences privées de placement de personnel pour les postes de jour. « Si on continue à donner des affectations en CLSC, de beaux postes de 9 à 5, [les agences] ne viendront pas aider les équipes à l’urgence », dit-il.
« C’est facile d’avoir des souhaits de bonne volonté, mais qu’ils mettent les fonds et les mesures avec l’envergure nécessaire pour changer la situation. »
Denis Cloutier, président du SPS-ESTIM
Il déplore aussi que les mesures annoncées jusqu’à maintenant par le gouvernement Legault pour freiner le recours au TSO n’ont pas l’envergure nécessaire pour enrayer le problème.
« Moi aussi, je veux mettre fin au TSO, je veux la paix sur la terre », ironise-t-il, « c’est facile d’avoir des souhaits de bonne volonté, mais qu’ils mettent les fonds et les mesures avec l’envergure nécessaire pour changer la situation. »
Déreck Cyr est catégorique : le gouvernement « pourrait simplement faire une loi au Québec disant que les agences privées ne peuvent plus exister et 2300 infirmières reviendraient dans le réseau public ». Son syndicat revendique ni plus ni moins que l’abolition totale des agences privées de placement.
L’association des Entreprises privées de personnel soignant du Québec (EPPSQ) n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.
Le CIUSSS de l’Est-de-Montréal a dit n’avoir personne pour commenter. Après avoir d’abord accepté une demande d’entrevue, le CISSS de Laval s’est retiré sous prétexte que la personne responsable n’était pas disponible. Le CISSS a refusé de nous dire pour combien de temps.