
Privatisation de la santé : un contrat à la fois
Agences privées de placement en santé : une fausse solution coûteuse
Le coût horaire de la main-d’œuvre indépendante est plus élevé que celui des employé·es du réseau public.
Le coût du personnel fourni par les agences privées de placement augmente en général plus rapidement que le coût des employé·es du réseau. En plus, bien qu’elles s’affichent comme une solution à la pénurie de main-d’œuvre, les agences de placement vivent en fait les mêmes difficultés à recruter que le système de santé publique, ce qui les oblige à lui faire compétition.
Les agences privées de placement fournissent du personnel au système de santé depuis plusieurs années. Le ministre de la Santé, Christian Dubé, a annoncé vouloir réduire le recours à ces agences. Il a demandé aux CIUSSS et aux CISSS des grandes régions de Québec et de Montréal de lui soumettre des plans pour y parvenir. C’est l’un des aspects de son « Plan santé », qui veut faire du réseau de la Santé un « employeur de choix » pour lutter contre le manque de personnel.
Il y a plusieurs raisons de vouloir limiter le recours aux agences privées de placement de personnel. Ces agences sont là pour combler un manque temporaire de personnel, mais leur présence accrue dans le réseau a plusieurs effets négatifs.
D’abord, elles coûtent plus cher. De plus, comme elles proposent des conditions de travail — que ce soit le salaire ou l’accès aux congés — auxquelles n’ont pas accès les employé·es du système de santé, les agences ont un effet de drainage sur le personnel du réseau public. Enfin, le recours à de la main-d’œuvre temporaire fragilise les équipes et augmente le roulement de personnel, ce qui a un impact sur la qualité des soins.
DOSSIER : PRIVATISATION DE LA SANTÉ, UN CONTRAT À LA FOIS
Les agences privées de placement de personnel prennent une place importante dans le réseau de la santé. Ces agences offrent des salaires alléchants et des conditions de travail avantageuses. En même temps, l’omniprésence de celles-ci coûte cher, draine le personnel du réseau public, déséquilibre les équipes de travail et peut même affecter la qualité des soins.
Malgré le désir exprimé par le ministre de la Santé, Christian Dubé, de réduire le recours au personnel d’agences, il persiste. Et dans certains secteurs comme les services sociaux, il augmente. Les agences privées de placement de personnel sont-elles une solution, ou font-elles partie du problème ? Pivot s’est penché sur la question.
Lisez la suite du dossier:
Des agences privées de placement en santé toujours très présentes malgré les promesses
Les agences privées de placement à la conquête des services sociaux
On parle de « main-d’œuvre indépendante » (MOI) pour faire référence au personnel qui travaille dans les établissements du réseau de la santé et de services sociaux sans en être les employé·es. À l’occasion, ce sont des personnes qui travaillent pour leur propre compte et offrent leurs services à forfait. Mais, pour la grande majorité, il s’agit de personnes qui travaillent pour des agences privées de placement. Ces agences privées « louent » les services de leur main-d’œuvre au réseau de la santé.
Un marché lucratif
Il y a beaucoup d’agences privées de placement au Québec. Pivot a compté 319 entreprises qui ont bénéficié de contrats de gré à gré publiés au Service électronique d’appel d’offres (SEAO) entre le 1er mars 2020 et le 30 novembre 2022. La pandémie a fait apparaître plusieurs nouveaux joueurs et certains avaient des pratiques douteuses, comme le rapportait La Presse en octobre 2020.
Ces entreprises sont de taille variable. Il y a un petit nombre d’entreprises multinationales comme Vaco, Synergie Hunt International et Home Care Assistance. La plupart des agences de placement sont des entreprises québécoises de taille beaucoup plus modestes. Une agence privée de placement, Premier Health of America, basé à Blainville, est inscrite en Bourse.
Il est difficile de connaître les finances de ces entreprises privées. Le Service électronique d’appel d’offres du Québec affiche les montants totaux des contrats, mais les détails de ceux-ci demeurent confidentiels. Comme Premier Health of America (PHA) est cotée en bourse, elle a l’obligation de publier certaines informations. Celles-ci permettent de lever une partie du voile sur la réalité de cette industrie.
PHA est actuellement en expansion. L’entreprise est propriétaire de Placement Premier soin, de Premier Soin Nordik Inc. et de l’agence privée Code Bleu, qu’elle a achetée en 2020. En 2021, elle s’est portée acquéreuse de Solutions Nursing. Cette filiale est spécialisée dans le placement de personnel dans le Nunavut et des régions éloignées du Québec. En 2022, elle poursuit sa croissance en achetant Umana Holdings Inc. et sa filiale Canadian Health Care Agency Ltd (CHCA). Cette dernière acquisition lui ouvre les marchés du nord de l’Ontario et du Manitoba.
Le dernier document financier disponible couvre la période de neuf mois qui se terminait le 30 juin 2022. On peut y lire que les revenus de PHA pour cette période s’élevaient à 58,4 millions $. Pour la période équivalente en 2021, les revenus de l’entreprise étaient de 49 millions $. L’entreprise explique cette croissance par l’achat de l’entreprise Canadian Health Care Agency.
Le coût de la main-d’œuvre indépendante
Sauf quelques exceptions, la MOI ne coûte pas moins cher à l’État québécois, au contraire. Les personnes qui travaillent pour une agence reçoivent un salaire horaire plus élevé que la personne employée par le réseau qui fait le même travail. De plus, les agences privées doivent dégager un profit de la location de cette main-d’œuvre, ce qui gonfle encore le prix.
Il faut rappeler que l’employé·e d’agence n’a pas les mêmes avantages sociaux : assurances collectives et fonds de pension. Mais même si on prend cela en compte, la MOI coûte habituellement plus cher à l’État.
De plus, au cours des dernières années, le coût horaire de la MOI augmente plus rapidement que celui des employé·es du réseau. Cela a été démontré par Anne Plourde, chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), dans une enquête parue l’an dernier. Cette étude examine la privatisation croissante des services de soins à domicile dans les CISSS et CIUSSS de la province.
Pivot a repris les données publiées par l’IRIS et les a mises à jour avec les dernières données publiées par le ministère de la Santé et des Services sociaux. Dans le tableau ci-dessous, Le coût de la MOI n’est pas le salaire que fait la personne, mais le montant payé à l’agence.
On constate que le réseau loue au rabais le personnel de l’aide à domicile aux agences privées. Mais pour tous les autres postes, la MOI coûte plus cher de l’heure que les employé·es du réseau.
On voit aussi qu’au fil du temps, les coûts horaires supérieurs de la MOI tendent à diminuer dans plusieurs domaines comme l’urgence et les soins de santé courants. Inversement, dans un secteur comme les services psychosociaux, où le recours à la MOI est en pleine expansion, l’écart avec les employé·es est en train de se creuser, le recours aux agences privées de placement coûtant de plus en plus cher au système.
La solution à la pénurie est, elle aussi, en pénurie
Annoncées comme une solution à la pénurie de main-d’œuvre, les agences privées de placement sont elles aussi souvent à la recherche de personnel et doivent alors recruter activement afin d’accroître leur profitabilité : elles entrent donc en compétition directe avec le réseau public.
C’est ce qu’on constate quand on observe les documents financiers de Premier Health of America (PHA).
L’entreprise explique que Code Bleu et Premier Health, deux de ses filiales actives au Québec, ont connu une baisse du nombre d’heures facturées à ses clients et donc de leurs revenus. « Au cours des derniers mois, nous avons connu certaines difficultés à recruter du nouveau personnel de la santé pour nos agences en raison de la pénurie de main-d’œuvre, ce qui se traduit par une diminution du nombre de professionnels actifs, et par conséquent, du nombre d’heures facturables », peut-on lire dans le document.
Pour faire face à la pénurie, PHA dit avoir développé des outils technologiques pour influencer les résultats de recherche sur le Web pour les professionnels de la santé en quête d’emploi et leur « fournir de l’information attrayante ». De plus, « le département des ressources humaines de PHA recrute activement à travers plusieurs plateformes de recrutement », peut-on lire dans les documents publiés par l’entreprise.
Ce recrutement, Caroline* en a été témoin. Cette travailleuse sociale dans un CIUSSS de la région montréalaise dit qu’il n’est pas rare de voir des annonces pour des agences privées sur le Web. « Il y a aussi des gens qui travaillent pour des agences qui vont poster dans des groupes pour les intervenant·es sur les réseaux sociaux », ajoute-t-elle.
Natacha Pelchat, représentante nationale de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) pour la région de Laval, explique que les agences, elles aussi, « cherchent de la main-d’œuvre. Si [elles] la recherchent et [le réseau de la Santé] la recherche, c’est contre-productif ». Cette concurrence entre le privé et le public est donc une mauvaise solution à la pénurie de personnel, juge-t-elle.
* Les noms des intervenantes qui se sont confiées à Pivot ont été changés pour éviter qu’elles subissent des représailles de la part de leur employeur.