Montage: Oona Barrett
Enquête

Privatisation de la santé : un contrat à la fois

Les agences privées de placement à la conquête des services sociaux

Le recours aux agences privées de placement pour fournir du personnel en service social est en hausse à travers la province.

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La pénurie de personnel dans le réseau de la santé touche aussi le secteur psychosocial et des entreprises ont flairé la bonne affaire. Le ministre de la Santé, Christian Dubé, a exprimé le désir de s’affranchir des agences privées de placement de personnel. Malgré cela, le recours à ces agences est en pleine expansion dans les services sociaux, révèle notre enquête. Offrant des salaires alléchants et des horaires plus flexibles, ces agences privées drainent le personnel du réseau public au prix de la stabilité des équipes et de la qualité des soins.

« Oui, je sais que [le recours aux agences privées] est une réalité de plus en plus commune », affirme d’entrée de jeu Caroline, travailleuse sociale au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Nord-de-l’Île-de-Montréal. La raison ? « Tout pète dans le réseau », répond-elle. 

Caroline n’est pas son vrai nom. Elle a accepté de témoigner de façon confidentielle. « Sinon, je vais devoir aller en agence moi aussi », dit-elle en riant.

Pour cette professionnelle, le recours aux agences privées ne résout pas le problème du manque de main-d’œuvre : « Celles qui se tannent quittent le réseau [de la Santé] et vont en agence, et celles qui finissent l’école vont en agence. Ça ne rajoute pas de personnel de plus. »

DOSSIER : PRIVATISATION DE LA SANTÉ, UN CONTRAT À LA FOIS

Les agences privées de placement de personnel prennent une place importante dans le réseau de la santé. Ces agences offrent des salaires alléchants et des conditions de travail avantageuses. En même temps, l’omniprésence de celles-ci coûte cher, draine le personnel du réseau public, déséquilibre les équipes de travail et peut même affecter la qualité des soins.

Malgré le désir exprimé par le ministre de la Santé, Christian Dubé, de réduire le recours au personnel d’agences, il persiste. Et dans certains secteurs comme les services sociaux, il augmente. Les agences privées de placement de personnel sont-elles une solution, ou font-elles partie du problème ? Pivot s’est penché sur la question.

Lisez la suite du dossier:
Des agences privées de placement en santé toujours très présentes malgré les promesses
Agences privées de placement en santé : une fausse solution coûteuse

Julie aussi est travailleuse sociale. Elle travaille au soutien à domicile dans un CIUSSS de la région montréalaise. Elle a accepté de parler à Pivot sous le couvert de l’anonymat, afin de ne pas subir de représailles de la part de son employeur. Dans son équipe, « on a de plus en plus recours aux agences [privées de placement] parce qu’il manque de personnes ».

Pour Julie, ce recours aux agences privées « a un impact sur l’équipe, parce qu’il faut les former ces gens-là. Ça mobilise toute l’équipe. En plus, elles partent parfois très vite ».

Les contrats de placement sont temporaires par définition. Vu qu’elles ne resteront pas longtemps, les personnes fournies par l’agence privée « ne veulent pas trop s’attacher », rapporte Julie. Cela entraîne « quelque chose de malsain au niveau de l’appartenance et de la cohésion de l’équipe », ajoute-t-elle.

Ce roulement de personnel a aussi un impact sur les usager·ères. Julie souligne qu’elle travaille avec « une clientèle avec des pertes cognitives. Souvent, la maladie amène la méfiance ». Devoir tout recommencer avec quelqu’un de nouveau n’est donc pas souhaitable.

Un recours de plus en plus fréquent aux agences privées

Dans le réseau de la santé, on appelle « main-d’œuvre indépendante » (MOI) le personnel qui n’est pas employé par l’établissement. Ce personnel est habituellement fourni par des agences privées de placement, mais dans certains cas, il peut s’agir de personnes qui travaillent à forfait pour leur propre compte.

Les dépenses pour la MOI en service social étaient de 5,5 millions $ pour l’ensemble des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et des CIUSSS de la province lors de l’année financière 2017-2018. Pour le dernier exercice financier, en 2021-2022, la facture s’élevait désormais à 29,4 millions $. En quatre ans, c’est cinq fois plus.

Le nombre d’heures réalisées par la main-d’œuvre indépendante en service social a donc bondi sur la même période : il a été multiplié par quatre. En 2017-2018, la MOI effectuait environ 86 000 heures de travail. En 2021-2022, ce sont un peu plus de 340 000 heures de travail qui ont été confiées à la main-d’œuvre indépendante.

Une situation présente partout au Québec

Le phénomène n’est pas limité à la région montréalaise. Seulement quatre des 22 CISSS et CIUSSS du Québec ont connu une baisse de dépenses pour la MOI en service social l’an dernier en comparaison avec l’année précédente : le CISSS de Chaudière-Appalaches, le CIUSSS de la Capitale-Nationale, le CIUSSS du Lac-Saint-Jean et le CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec.

C’est le CISSS de la Côte-Nord qui a remporté la palme pour les dépenses en MOI les plus élevées pour l’année financière se terminant en mars 2022. Cet établissement est suivi de près par le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal et le CISSS de Laval.

Ces données ont été comptabilisées par Pivot à partir des rapports financiers annuels des établissements publiés par le ministère de la Santé et des Services sociaux. Ils incluent les postes de dépenses pour la MOI en technique de travail social, en travail social et agent·es d’intervention, ainsi qu’en psychoéducation.

Les rapports financiers pour l’année financière 2022-2023 ne sont pas encore publiés. Les données du Système électronique d’appel d’offres (SEAO) du gouvernement du Québec récoltées par Pivot ont toutefois permis de trouver des contrats de gré à gré, c’est-à-dire sans processus d’appel d’offres, d’une valeur totalisant près de 5 millions $ pour la période allant du 1er avril au 10 novembre 2022. Il faut noter que cette somme est partielle, car il y a un délai entre l’octroi d’un contrat et sa publication sur le SEAO.

Des équipes surchargées

Malgré les sommes dépensées en MOI, la pénurie de personnel en service social persiste. « Surcharge de travail. Surcharge par-dessus surcharge », voilà comment Pierre-Luc Carrier, président du syndicat local de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) au CISSS de Laval, décrit l’impact de cette pénurie sur le personnel des équipes psychosociales.

« Le réseau tient parce que ce sont des gens de cœur »

Pierre-luc Carrier, APTS CISSS de Laval

Avoir des vacances ou des congés est difficile. Le président du syndicat explique qu’en ce moment, dans l’équipe qui travaille au soutien à domicile (SAD), une seule personne peut partir en congé à la fois. Cela veut dire qu’une seule personne aura son congé lors de la semaine de relâche scolaire, par exemple.

« Le réseau tient parce que ce sont des gens de cœur », souligne Pierre-Luc Carrier. Souvent, les intervenant·es ne prennent pas de pauses. « En SAD, ce n’est pas rare que les gens disent qu’ils travaillent la fin de semaine pour compléter leurs notes. Les heures de repas [ça en est] ridicule », ajoute-t-il : cela se passe habituellement en mangeant avec l’ordinateur sur les genoux.

« En ce moment, le sentiment d’appartenance à l’équipe est très faible. Les équipes sont instables. Il y a beaucoup de gens en maladie, beaucoup de gens qui ne vont pas bien », rapporte Julie. Elle se souvient d’une époque où elle et ses collègues étaient mobilisé·es, où il y avait une cohésion d’équipe. Avec le roulement au sein de l’équipe, « maintenant, ce n’est plus ça du tout », déplore-t-elle.

L’attrait du privé

« C’est sûr qu’il n’y a pas de régime de retraite ou d’assurance, mais le salaire est quand même plus alléchant en agence », déclare Caroline.

Au plan du salaire, « les jeunes qui sortent de l’école ont le choix de commencer au bas de l’échelle dans le réseau, » dit Pierre-Luc Carrier, « ou d’aller dans une agence qui offre souvent un salaire plus élevé que le top échelon » au public. Pour un éducateur spécialisé, cela peut prendre douze ans pour arriver à l’échelon salarial supérieur, donne-t-il à titre d’exemple.

À l’arrivée de Caroline dans le réseau, un peu avant la pandémie, il était plus difficile d’obtenir un poste stable. Cette situation poussait les jeunes vers les agences, explique-t-elle. « Tant qu’à te faire garrocher partout d’un remplacement à un autre, parfois, aller en agence [permettait d’avoir] des contrats qui étaient plus intéressants et plus longs. »

« Mais, il faut quand même qu’il y ait du monde et l’employeur, il a le pouvoir sur qui ? Sur nous. »

Julie, travailleuse sociale

Un irritant pour les travailleuses sociales avec lesquelles Pivot s’est entretenu est la question des vacances. « Les agences ne comptent pas dans le quota de vacances. Donc, elles peuvent avoir les vacances qu’elles veulent », rapporte Julie. « Mais, il faut quand même qu’il y ait du monde et l’employeur, il a le pouvoir sur qui ? Sur nous. »

Certaines agences privées permettent aux travailleur·euses qui le souhaitent de travailler uniquement quatre jours par semaine, alors que cette pratique est refusée au CISSS de Laval. 

« Ça fait beaucoup réagir nos membres », explique Natacha Pelchat, représentante nationale de l’APTS pour la région de Laval. « Si ça fait quinze ans que tu travailles à un endroit, que tu as droit [à la semaine de quatre jours] et qu’on te le refuse, mais que [la personne de l’agence] peut le faire, c’est un peu insultant », ajoute-t-elle.

La différence salariale et les irritants autour des congés et des vacances sont autant de facteurs qui minent les conditions de travail et poussent les gens à quitter le réseau de la Santé.

Les grandes gagnantes de cette situation sont les agences privées qui recrutent le personnel désabusé.

« L’exode des travailleur·euses social·es du réseau public, ce n’est pas juste vers les agences », rapporte aussi Julie. Beaucoup font également le saut en pratique privée. Ces professionnel·les ouvrent un bureau et peuvent offrir divers services, comme des évaluations pour des régimes de protection (tutelles) ou du suivi psychosocial.

« Avec l’agence, tu fais quand même la même job », ajoute Julie. « Tu vois quand même la détresse, la confusion des organisations, le manque de cohérence [de l’employeur], l’absence totale de compréhension des problèmes sur le terrain [par les gestionnaires]. » 

Le privé ne répond pas à la demande

Natacha Pelchat, de l’APTS, explique que les agences, elles aussi, « cherchent de la main-d’œuvre. Si [elles] la recherchent et [le réseau de la Santé] la recherche, c’est contre-productif ». Cette concurrence entre le privé et le public est donc une mauvaise solution à la pénurie de personnel.

Pierre-Luc Carrier fait le même constat. Il raconte que son établissement avait des postes d’éducateur·trices à combler et s’est tourné vers une agence privée. Celle-ci, n’ayant pas déjà le personnel disponible, a placé des annonces pour embaucher à son tour des éducateur·trices. M. Carrier déplore que, pendant que le CISSS fait des efforts de recrutement, « en même temps [il] donne des contrats au privé qui vient piger dans le même bassin. C’est un beau cercle vicieux. »

« Le fait d’avoir recours aux agences, ça nous enlève du monde dans le réseau. Le fait qu’il manque du monde dans le réseau, ça fait en sorte qu’on est surchargé. Le fait d’être surchargé, ça fait en sorte qu’on tombe et qu’on s’en va en maladie et qu’il y a encore moins de monde. »

Caroline, Travailleuse sociale

« Dans le [CISSS du] Bas-Saint-Laurent, on est à 10 % de postes vacants », constate Simon Dubé, représentant national à l’APTS pour cette région. Si on ajoute à cela les absences prolongées qui ne sont pas remplacées, tels que les congés sans solde, les congés de maternité et les congés de maladie, ce sont environ 20 à 25 % des postes de travailleur·euses représentés par son syndicat qui sont vides.

Pour lui, les sommes dépensées en MOI dans la région sont une goutte dans l’océan des besoins réels. En ce moment, l’agence privée 24/7 Expertise soins de santé affiche 52 postes en travail social au Bas-Saint-Laurent. Cela démontre, selon lui, que les agences ne sont pas en mesure de répondre à la demande.

« Que ce soit les agences, que ce soit le privé, que ce soit de tout plaquer pour devenir fleuriste, tout est relié », constate Caroline. « Le fait d’avoir recours aux agences, ça nous enlève du monde dans le réseau. Le fait qu’il manque du monde dans le réseau, ça fait en sorte qu’on est surchargé. Le fait d’être surchargé, ça fait en sorte qu’on tombe et qu’on s’en va en maladie et qu’il y a encore moins de monde. »

À lire demain : Inquiétante « gymnastique » pour pallier le manque de travailleuses sociales dans le réseau de la santé.

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