La construction du 3e lien – projet phare du gouvernement caquiste – stimulera la construction de centaines, sinon de milliers de maisons à Lévis et dans les municipalités de la Rive-Sud de Québec. Un projet typique d’étalement urbain. Qui profitera avant tout à un groupe bien précis : les spéculateurs fonciers, les promoteurs immobiliers et l’industrie de la construction.
La ville de Lévis a à peu près la taille de l’île de Montréal. La majorité de son territoire – 72 % – est en zone agricole. À cela s’ajoutent des milieux non construits, qui ne sont pas en zone agricole. Ce qui veut dire qu’il y a beaucoup, beaucoup d’espace pour construire des habitations. Et c’est ce qui fait saliver les promoteurs et les spéculateurs.
Premier article d’une série de trois sur le 3e lien, l’étalement urbain et le développement frénétique de Lévis.
« Non, la croissance d’une municipalité ne fait pas automatiquement baisser les taxes foncières »
« “L’étalement urbain est le plus grand fléau environnemental” »
La protection offerte par le zonage agricole n’est pas absolue. Sous la pression du développement, des terres peuvent très bien être exclues de la zone agricole.
C’est d’ailleurs ce qui se produit. Depuis une trentaine d’années, Lévis est la municipalité régionale de comté (MRC) qui a connu le plus fort dézonage de toutes les MRC du Québec en proportion de son territoire : 1000 hectares ou 10 km2, une superficie plus grande que celle du quartier Sillery à Québec. En chiffres absolus, les MRC de l’Abitibi et de Rivière-du-Loup ont connu des exclusions un peu plus importantes, mais sur des territoires beaucoup plus vastes.
En plus de dézoner, la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) autorise parfois la construction de résidences en zone agricole. C’est ce qu’elle a fait à Lévis, notamment en juillet 2021. Probablement pas de gaieté de cœur, si l’on en croit les propos des commissaires : « la zone agricole [de Lévis] subit les effets de l’urbanisation et de l’étalement urbain par de nombreux îlots résidentiels en périphérie du territoire agricole qui accentuent la pression pour le dézonage et le morcellement. En effet, la densité de population importante accroît la pression urbaine sur la zone agricole ».
La majorité des ménages de Lévis – 54 % – habitent des maisons unifamiliales, qui occupent plus d’espace que des duplex ou des triplex en rangée. Le taux de motorisation est énorme : plus de 100 000 autos et camions pour une population d’environ 150 000 habitant·es. Soit 1,64 véhicule par ménage. C’est le taux le plus élevé dans les dix plus grandes villes du Québec, à l’exception de Saguenay.
La construction d’un 3e lien, à un coût évalué au minimum à six milliards $, ne fera vraisemblablement qu’amplifier ce phénomène. On fera miroiter aux jeunes familles de Québec la possibilité d’emménager elles aussi dans une maison unifamiliale à Lévis. « Si tu améliores les conditions de déplacement entre Québec et Lévis, les gens vont aller s’installer sur la Rive-Sud », signalait à Radio-Canada Fanny Tremblay-Racicot, professeure en transport et en aménagement urbain à l’ENAP.
Les développeurs… aiment le développement
Cette migration apportera peu ou prou d’avantages aux résident·es actuel·les de Lévis (comme nous le verrons demain). En revanche, elle répondra aux ambitions d’un groupe bien précis, et qu’on peut identifier sous le vocable général de « développeurs ». Un groupe qui inclut des gens d’affaires, mais aussi les maires, les dirigeants et les hauts fonctionnaires municipaux pour qui la mission de leur ville, c’est de grossir, grossir et grossir.
Comme si une ville était une entreprise capitaliste, qui ne peut survivre que si elle croît sans cesse. Peu importe l’impact sur l’environnement, l’agriculture et le bien-être des résident·es.
« L’année 2021 se conclut à Lévis sur une note exceptionnelle », se félicite le maire Gilles Lehouillier, dans le dernier rapport annuel de Lévis. « En début d’année, Lévis se classait à nouveau en tête du palmarès pour l’indice de développement économique le plus élevé parmi les dix plus grandes villes du Québec. Nous sommes très fiers de ce résultat, qui témoigne bien du dynamisme économique qui caractérise notre ville et les acteurs du milieu, confirmant par la même occasion que Lévis constitue une terre d’accueil propice aux projets d’investissement. »
Pendant les dix premiers mois de l’année 2021, 4358 permis de construction ont été délivrés. « Du jamais vu depuis la création de la ville! », s’exclame M. Lehouillier, un des plus ardents défenseurs du 3e lien.
Les projets pullulent. Les nouveaux lotissements, souvent constitués de maisons unifamiliales, portent de jolis noms comme « Moulin paradisiaque », « Domaine des fleurs », « Quartier Lamartine ». Une compagnie à numéro construit 292 unités dans les nouvelles rues des « Labours » et des « Semences » en bordure d’un grand champ. Un deuxième promoteur en construit 80 dans les rues de la « Sarriette » et du « Romarin ». Un troisième en construit 50 rue de « l’Avoine ». La liste est longue.
Mais le 3e lien pourrait bien sonner le glas des labours d’avoine.
Depuis des années, le maire Lehouillier réclame l’élargissement de l’autoroute 20 sur le territoire de Lévis. Le ministère des Transports vient d’accéder à sa demande. Il consacrera de 80 à 90 millions $ pour ajouter une 3e voie sur plusieurs kilomètres. Un montant payé par l’ensemble des contribuables québécois·es. Les travaux commenceront l’année prochaine et prépareront le terrain à la venue du tunnel.
Tout est en place pour un méga-boom de construction. Les développeurs voient l’avenir avec optimisme.
La migration de Québec vers Lévis répondra aux ambitions d’un groupe bien précis qu’on peut identifier sous le vocable général de « développeurs ».
Le projet de 3e lien, dont il était vaguement question jadis, a été relancé en 2014 par la Chambre de commerce de Lévis. En 2018, le tracé devait passer par l’ouest de la ville.
Or, l’année suivante, le président de la Chambre de Commerce, Martin Pellerin, achetait des terrains en zone agricole à côté de ce tracé projeté pour quatre fois leur valeur. Questionné à ce sujet, M. Pellerin a candidement expliqué qu’il voyait l’achat de ce terrain comme un « investissement »…
Développement, spéculation et irrégularités : l’exemple de Laval
Rien ne montre que le projet de 3e lien est ou sera entaché par la corruption et les conflits d’intérêt. Mais il serait bon de se rappeler que tous les grands projets d’infrastructure, ainsi que les changements éventuels de zonage, offrent des terreaux fertiles pour l’éclosion d’irrégularités de toutes sortes.
Après les travaux de la Commission Charbonneau, la vigilance s’imposera à Lévis pour éviter la répétition des déplorables stratagèmes comme ceux qui ont marqué le développement de la ville de Laval (malheureusement, le chapitre sur Laval du rapport final de la Commission est toujours caviardé… sept ans après sa publication).
Il n’y a aucun doute que la construction du 3e lien va accroître les pressions pour construire des résidences, des immeubles, des rues et des routes dans des milieux naturels ou sur les terres agricoles de Lévis et des municipalités avoisinantes de la Rive-Sud de Québec.
La vigilance s’imposera à Lévis pour éviter la répétition des déplorables stratagèmes comme ceux qui ont marqué le développement de la ville de Laval.
À Laval, ces pressions ont mené à bien des scandales.
Dès son premier mandat, le gouvernement de René Lévesque avait adopté la Loi sur la protection du territoire agricole (LPTA). Lorsque les libéraux ont repris le pouvoir, en 1985, ils ont procédé à un dézonage massif, notamment à Laval. Le trésorier du Parti libéral, Tommy D’Errico, propriétaire de Beaver Asphalte, intervenait personnellement auprès du président de la CPTAQ pour faire dézoner des terres qu’il avait achetées à bon prix et qu’il voulait développer. L’affaire avait fait grand bruit à l’Assemblée nationale.
Des années plus tard, on apprenait qu’une quinzaine de promoteurs associés au projet du Domaine Islemère, construit sur des terrains en milieu humide à Laval, avaient versé 224 000 $ à la caisse du Parti libéral.
En 2011, un cultivateur de Laval se voyait obligé de vendre sa terre au rabais au profit du frère du maire Gilles Vaillancourt : l’administration municipale avait augmenté sa taxe foncière de 700 %.
Pendant des années, la spéculation a fait exploser la valeur des terres agricoles de Laval. Dirigée par un jeune maire opposé au tout à l’auto, la nouvelle administration lavalloise se montre plus vigilante.
Mais est-ce que ce sera le cas à Lévis? Profitant d’un projet de loi omnibus, le gouvernement caquiste a modifié la LPTA afin de favoriser la « conciliation du développement économique et de la protection du territoire agricole ». Les nouvelles dispositions introduisent ainsi l’idée d’une compensation, qui pourrait permettre de monnayer des exclusions.
Un vrai cadeau pour les promoteurs.
POUR EN SAVOIR PLUS
Le journaliste André Noël, collaborateur à Pivot et à Radio-Canada, a exposé les intérêts que peut avoir la construction du 3e lien pour les spéculateurs immobiliers à l’émission Tout peut arriver du samedi 8 octobre.