La bêtise de la sécurité publique
Dernièrement, j’ai eu le plaisir de lire le livre de Frédéric Bérard intitulé La bêtise insiste toujours. Dans ce génial bouquin, Bérard dénonce la bêtise du populisme quelle que soit sa forme.
Le titre du livre emprunte une formule dans La peste de Camus : « Quand une guerre éclate, les gens disent : “Ça ne durera pas, c’est trop bête.” Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours ». La peste est en fait un roman allégorique qui raconte la vie quotidienne pendant une épidémie de peste qui frappe une petite ville, la coupant ainsi du monde extérieur.
Ça m’a fait immédiatement penser au projet de loi 14 de la CAQ sur la réforme policière, qui est présentement débattu à l’Assemblée nationale. Tandis que les autres provinces semblent vouloir s’attaquer au profilage racial, le Québec persiste à s’isoler.
Si ce projet de loi est adopté, selon le gouvernement, il encadrera la pratique de l’interpellation policière des piéton·nes et l’interception aléatoire de véhicules en précisant que ces pratiques ne peuvent plus être basées, comme dans le « bon vieux temps », sur des motifs discriminatoires! Ok.
Un pas en arrière
Pourtant, dans l’arrêt Luamba rendu à l’automne 2022, le juge Yergeau de la Cour supérieure avait « exposé » la pratique policière des interpellations routières aléatoires comme étant à la source du profilage racial de nombreux automobilistes, noir·es plus particulièrement.
Pour rectifier la situation, le juge avait donc tout simplement invalidé l’article 636 du Code de la sécurité routière et le pouvoir établi dans la décision Ladouceur en 1990, mettant ainsi un point final au pouvoir sans limite des policiers de faire des interceptions de véhicules.
Les chartes interdisent déjà la discrimination depuis plusieurs décennies. Qu’apporte donc de plus le projet de loi 14?
Le juge Yergeau ne croyait pas qu’il était sage pour le gouvernement d’attendre une « épiphanie des forces policières » avant d’interdire cette pratique qui selon lui pose un problème de discrimination « systémique ». Un mot sacrilège au Québec.
Mais bref, les droits garantis par la Charte ne peuvent être laissés plus longtemps à la merci de cette prétendue nécessité des interceptions aléatoires pour assurer la sécurité routière.
On se souviendra que suite à la décision Luamba, l’Association des directeurs de police du Québec avait immédiatement affirmé, sans aucune espèce de preuve à l’appui, que la décision allait alourdir le bilan routier et que les services policiers avaient besoin des interceptions aléatoires pour assurer la sécurité routière et combattre la criminalité.
Pour faire plaisir à nos chers directeurs de police tout en faisant la sourde oreille aux demandes communautaires, la CAQ a porté en appel la décision du juge Yergeau, permettant ainsi que les droits des automobilistes noir·es continuent d’être déniés.
Un pas sur place
Mais halte-là, dit le ministre de la Sécurité publique François Bonnardel aux policiers un mois plus tard, on va vous encadrer! Comment? Le fameux projet de loi 14, qui n’interdit ni les interpellations des piéton·nes ni les interceptions routières, mais demande qu’elles ne soient pas discriminatoires, s’il vous plaît. Quin toé!
« Le party est fini », se félicite le ministre de la Lutte contre le racisme Christopher Skeete. « Être noir n’est pas un motif [d’interpellation]. Point. Si c’est ça le motif, ce n’est pas acceptable. » Ah bon?
En fait, monsieur Skeete, les chartes québécoise et canadienne interdisent déjà ce genre de traitement discriminatoire depuis plusieurs décennies, et une définition du profilage racial a même été confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt Bombardier depuis 2015! Qu’apporte donc de plus le projet de loi 14 pour combattre le profilage racial au Québec?
De la poudre aux yeux. Rien de plus à part maintenir le statu quo.
Si les chefs de police voulaient vraiment « encadrer » les gestes de leurs employé·es, notre bon gouvernement n’aurait pas maintenant à prétendre vouloir s’en mêler.
Le problème, ici, comme l’a confirmé la décision du juge Yergeau et comme l’écrit l’Association canadienne des libertés civiles, c’est que les services de police au Canada « détiennent chaque année des milliers de personnes racisées lors d’interpellations de conducteur·trices, en l’absence de tout soupçon ». Point final!
Et on tourne en rond
Malgré les efforts du gouvernement de maintenir ce statu quo, nos directeurs de police du Québec « s’indignent ». Les pauvres ne sont pas contents! Cette fois-ci, ils ont peur de « l’ingérence politique » du ministre de la Sécurité publique à travers le projet de loi 14, qui, selon eux, permettrait au ministre d’établir des lignes directrices « à l’égard de toute question relative à l’activité policière » Wow!
Selon les bons directeurs, il incombe aux corps policiers d’encadrer leurs employé·es et non au Commissaire à la déontologie. Ben voyons donc! Les chefs de police oublient que s’ils s’étaient justement affairés à cet « encadrement » qu’ils estiment être de leur responsabilité, la légitimité des forces policières au sein des communautés noires et autochtones au pays ne serait pas en péril et notre bon gouvernement n’aurait pas maintenant à prétendre vouloir s’en mêler!
Tandis que les autres provinces semblent vouloir s’attaquer au profilage racial, le Québec persiste à s’isoler.
Malheureusement, j’estime que cette « guerre » philosophique entre les droits de la police et ceux de la personne va continuer encore plusieurs années. Du moins jusqu’à ce que le plus haut tribunal au pays vienne éventuellement rappeler au gouvernement québécois qu’une pratique policière ayant des effets discriminatoires sur un segment de la population canadienne ne peut être justifiée, en vertu de l’article 1 de notre loi suprême, dans une société supposément « libre et démocratique » comme la nôtre. Allô?
Dans son livre, afin de contrer les « âneries institutionnalisées », Bérard propose sagement comme remède la « prise de conscience humaniste » et « l’attachement au bien commun ». Mais Camus nous prévient quant à lui que même si « la guerre est certainement trop bête, cela ne l’empêche pas de durer ». En effet, « la bêtise insiste toujours, et on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi ».