
Le lobby de l’alcool obtient une baisse réelle des taxes sur ses produits
…alors que les coûts sociaux de l’alcool explosent.
Il est désormais prouvé que l’alcool, tout comme le tabac, est intégralement néfaste pour la santé, même en petite quantité. Et tout comme l’ont fait les compagnies de cigarettes, l’industrie de l’alcool s’active pour tenir la population dans l’ignorance, pour semer le doute sur les preuves médicales et, surtout, pour empêcher les gouvernements d’augmenter les taxes, la mesure la plus efficace pour faire baisser la consommation.
Le fait est passé inaperçu lors de l’adoption du dernier budget fédéral. Le lobby de l’alcool a réussi à faire modifier la Loi sur l’accise pour empêcher la pleine indexation des taxes sur les produits alcoolisés : pour cette année, la hausse a été plafonnée à 2 %. (Le « droit d’accise » est une taxe sur des produits ciblés comme l’alcool, les cigarettes et le pétrole.)
Concrètement, la taxe d’accise fédérale augmente à un taux trois fois moins élevé que le taux d’inflation de 6,8 % enregistré en 2022. En chiffres réels, la taxe d’accise sur l’alcool se trouve donc à baisser, ce qui va directement à l’encontre de ce que préconise l’Organisation mondiale de la santé.
Chaque année, le comité des finances de la Chambre des communes, composé de député·es de tous les partis, mène des consultations et fait des recommandations en vue de l’adoption du prochain budget. Cette année, les représentants du lobby de l’alcool se sont bousculés pour se faire entendre. Parmi eux se trouvaient des représentants de Bière Canada, de Molson Coors, de l’Association des micro-brasseries canadiennes, de Cidre Canada et de Vignerons Canada.
Le comité des finances a bien écouté leurs doléances et a recommandé que le budget gèle les droits d’accise fédéraux sur la bière, les spiritueux et le vin. La ministre des Finances Chrystia Freeland a accepté de réduire considérablement l’indexation de la taxe sur la bière, ainsi que sur les spiritueux et le vin.
Un lobby maître en désinformation
C’est une victoire pour l’industrie de l’alcool, qui mène une campagne pour mettre fin à l’ajustement de la taxe d’accise en fonction de la hausse du coût de la vie, en vigueur depuis 2017. Dès l’adoption de cette mesure, le lobby s’est lancé dans une intense campagne de désinformation en exagérant effrontément les taux de taxe.
Le lobby des brasseurs, Bière Canada, a prétendu que la moitié du prix de vente de la bière était constitué de taxes fédérales et provinciales. Pour soutenir cette affirmation, il a vraisemblablement inclus dans les taxes des revenus des ventes qui n’étaient pas des taxes. Spirits Canada, le lobby des spiritueux, s’est livré aux mêmes entourloupettes et a soutenu que les taxes représentaient pas moins de 80 % du prix de vente des spiritueux.
Le lobby de l’alcool s’est lancé dans une intense campagne de désinformation en exagérant effrontément les taux de taxe.
Chiffres à l’appui, des chercheurs ont montré que les taxes totales (taxes de vente et taxes d’accise) variaient plutôt entre 20 % et 30 % du prix de vente.
Peu importe, la campagne de désinformation du lobby s’est répandue dans les médias, qui n’ont pas pris la peine de vérifier les faits. Elle a manifestement atteint son but auprès des députés.
Une consommation en hausse
La baisse réelle de la taxe d’accise survient alors que la consommation d’alcool augmente, fait de plus en plus de dommages et coûte de plus en plus cher aux gouvernements.
Une lecture attentive du dernier rapport annuel de la Société des alcools du Québec (SAQ), diffusé fin mars, permet de constater que les ventes en volume ont augmenté de 8,4 % depuis 2019. Cette augmentation est plus importante que celle de la population (1,8 %). Sauf exception, la même tendance s’est manifestée dans tout le Canada pendant la pandémie.
Les revues médicales les mieux cotées estiment que le niveau véritablement sécuritaire de consommation d’alcool est de zéro.
L’alcool fait des ravages chez les jeunes. Il s’agit du principal facteur de risque de décès chez les Canadien·nes de 15 à 49 ans. Beaucoup plus de jeunes se retrouvent dans les urgences des hôpitaux à cause d’une intoxication à l’alcool plutôt qu’aux drogues, lesquelles accaparent toute l’attention médiatique.
Un rapport récent, lui aussi passé inaperçu, montre que les coûts sociaux et de santé associés à l’alcool sont de presque 20 milliards $ par année au pays. C’est beaucoup plus que les coûts associés au tabac ou aux drogues. Mais c’est surtout beaucoup plus que les revenus des taxes sur l’alcool (environ 13 milliards $). Autrement dit, les revenus de taxes sont loin de couvrir les coûts, lesquels ne cessent d’augmenter depuis 2007.
Le lobby investit le milieu de la santé
Le lobby de l’alcool ne se contente pas de s’activer pour limiter les taxes. Il investit aussi le milieu de la santé.
Un bon exemple est celui de l’Institut de cardiologie de Montréal. Une douzaine de producteurs et de vendeurs de vin, de bière, de spiritueux et de cidres contribuent à la Fondation de l’Institut. Parmi eux : la Dolce Vita Seltzer, Enoport Wines, les Brasseries Bêta, le Domaine Lafrance, FJ VInhos, Vins du Portugal, Vicente Faria, Adega Mae et Real Companhia Velha… ainsi que la SAQ. La Fondation Molson, dirigée par la famille des brasseurs Molson, contribue aussi.
Depuis des années, l’industrie de l’alcool finance des études soutenant qu’une consommation modérée d’alcool est bonne pour la santé (voir aussi ici). Cela pose des questions éthiques évidentes. Des chercheurs estiment que « l’intégrité de la science de l’alcool serait mieux servie si toutes les relations financières avec l’industrie des boissons alcoolisées étaient évitées ».
Le Dr Martin Juneau, de l’Institut de cardiologie de Montréal, trouve « odieux » qu’on puisse évoquer les contributions de l’industrie de l’alcool lorsqu’il cite des études défendant les bienfaits d’une consommation modérée.
Sa propre intégrité n’est pas en cause, là n’est pas la question. Ce sont plutôt les questions suivantes qui se posent : les producteurs et vendeurs d’alcool continueraient-ils de faire des dons à la Fondation de l’Institut si celui-ci faisait plutôt campagne pour alerter la population sur les dangers de la consommation d’alcool même modérée? La Fondation accepterait-elle ces dons si elle était convaincue que l’alcool nuit à la santé cardiaque?
La consommation d’alcool augmente, fait de plus en plus de dommages et coûte de plus en plus cher aux gouvernements.
Cet hiver, le Dr Juneau s’est retrouvé sur toutes les tribunes pour dénigrer le récent rapport du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) qui remettait en question les conseils en vigueur, soit l’idée que de deux à trois verres par jour sont sans danger. « C’est un rapport qui est basé sur une méthodologie douteuse », a-t-il soutenu.
Or, ce rapport répertorie quelque 6000 études et s’appuie sur les plus complètes et les plus crédibles à la suite d’un long processus d’analyse, supervisé par des dizaines d’expert·es réputé·es. Les revues médicales les mieux cotées, comme The Lancet, estiment elles aussi que le niveau véritablement sécuritaire de consommation d’alcool est de zéro.
Les études affirmant que les buveur·euses modéré·es sont en meilleure santé que les abstinent·es ne sont pas rigoureuses, montre une analyse qui vient tout juste de paraître dans une publication de l’American Medical Association (JAMA Network Open).
Les comparaisons entre ces deux groupes ne tiennent pas la route. Les adultes qui ne boivent jamais sont une petite minorité, qui peut être composée d’anciens alcooliques ou de personnes souffrant de problèmes de santé. De l’autre côté, les buveur·euses modéré·es tendent à être modéré·es dans tout ce qu’ils font : ils sont souvent plus riches, font plus d’exercice que la moyenne, font attention à leur alimentation et sont moins susceptibles d’être en surpoids. Leur bonne santé n’a rien à voir avec l’alcool, conclut le JAMA.
Le lobby en guerre contre l’information
Le lobby de l’alcool ne veut surtout pas que les consommateur·trices soient informé·es des dangers de l’alcool. Il s’est empressé de saboter une expérience qu’appuyait Santé Canada au Yukon.
Les chercheurs voulaient tester l’impact d’étiquettes apposées sur les bouteilles indiquant les risques de développer un cancer (l’alcool est un cancérigène du « groupe I », au même titre que le tabac ou l’amiante). Il a suffi de quelques semaines pour constater que ces étiquettes entraînaient une baisse de l’achat d’alcool.
Les lobbyistes de l’alcool ont alors tenu une conférence de presse hargneuse, fait pression sur Santé Canada et menacé d’intenter une poursuite judiciaire. Le gouvernement du Yukon, un territoire qui compte seulement 43 000 habitant·es, a craint de ne pas avoir les moyens financiers de se défendre devant les tribunaux. L’expérience a cessé et les étiquettes ont été enlevées.
Depuis, la consommation d’alcool n’a pas cessé d’augmenter au Yukon, qui enregistre le plus haut taux de consommation au pays. L’alcool fait des ravages dans les communautés autochtones.
Le sénateur algonquin Patrick Brazeau a repris le flambeau : l’automne dernier, il a déposé un projet de loi visant à apposer des étiquettes sur les bouteilles. C’est aussi la principale recommandation du Centre canadien sur les dépendances, à laquelle le gouvernement fédéral n’a toujours pas donné suite.
L’avenir dira qui a le plus de poids au pays : le lobby de l’industrie ou l’intérêt public.
Pour en savoir plus
Écoutez la chronique d’André Noël sur le lobby de l’alcool à l’émission Tout peut arriver du 8 avril sur la première chaîne de la radio de Radio-Canada.