Dans un jugement rendu lundi, le juge Manlio Del Negro de la Cour du Québec a déclaré Gabriel Sohier Chaput coupable d’incitation à la haine contre un groupe identifiable. Les déboires judiciaires du montréalais ont débuté après la révélation de son identité par des militant·es antifascistes.
L’homme de 36 ans était accusé d’avoir fait la promotion de la haine envers les juifs pour les propos parus dans un article publié sur le site Web néonazi The Daily Stormer en 2017. Il y écrivait, entre autres, qu’il fallait « du nazisme partout et tout le temps, jusqu’à ce que les rues soient inondées par les larmes de nos ennemis ».
Le juge Manlio Del Negro a rejeté la position de la défense voulant qu’il s’agisse de « blagues » ou « de satire ». « Sohier Chaput affirmait qu’il était un nationaliste et un conservateur et qu’il écrivait ces articles pour faire réagir (trigger) les gauchistes », explique Jaggi Singh, un militant et journaliste antifasciste qui a couvert les procédures judiciaires pour No Borders media.
Sohier Chaput se défendait également en alléguant qu’il n’avait pas écrit les pires extraits de l’article qui a été déposé en preuve contre lui.
Le juge a qualifié la preuve d’accablante et a rejeté les arguments de la défense. Dans sa décision, il estime que « les explications fournies sont spécieuses, insincères, opportunistes, trompeuses, farfelues, invraisemblables, dissimulatrices de la vérité et bricolées pour dissimuler l’intention véritable de l’accusé ».
Sohier Chaput a signé entre 800 et 1000 articles pour The Daily Stormer, dont un seul a été déposé en preuve.
Après avoir livré son verdict, le juge a demandé au constable spécial présent de passer les menottes à Sohier Chaput, le qualifiant de danger imminent pour le public. Le néonazi a donc été emprisonné en attente de la reprise de l’audience en après-midi.
Durant cette pause, il a choisi un nouvel avocat pour le représenter.
Au retour, le juge a finalement décidé de libérer Sohier Chaput en attendant la sentence. Les conditions de cette libération seront décidées lors d’une audience plus tard cette semaine. L’interdiction d’utiliser un ordinateur, sauf pour le travail, a été évoquée par le juge.
La sentence sera déterminée en mai. Le juge a demandé qu’un rapport pré-sentenciel soit préparé, en tenant compte de l’idéologie du prévenu et de ses risques de récidive.
Rejoint par courriel, le groupe Montréal-Antifasciste a réagi au verdict en disant être « agréablement surpris du travail et de la minutie que le juge a mis dans son jugement ». « Il a débouté la défense sur toute la ligne et répété à de nombreuses reprises que l’accusé n’avait aucune crédibilité », ajoute un porte-parole du groupe.
Une enquête bâclée
Jaggi Singh déplore toutefois que l’enquête menée par le Module des incidents et des crimes haineux (MICH) du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ait été bâclée. Ce procès « aurait dû être du tout cuit », considère Singh, « mais ça ne l’a pas été ». Le verdict était incertain jusqu’au tout dernier moment.
Les militant·es du groupe Montréal-Antifasciste sont du même avis. « Il est évident pour nous que l’accusation était insuffisante, au regard de la grande production de Zeiger et de sa grande influence dans le milieu néonazi international entre 2015 et 2018. »
Zeiger a signé entre 800 et 1000 articles pour le site Web néonazi The Daily Stormer. Un seul de ceux-ci a été déposé en preuve. De plus, aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que The Daily Stormer était effectivement un site néonazi.
Sohier Chaput a dit être payé autour de 14 $ pour ses articles dans le Daily Stormer. Un « guide de style » qui a été coulé montre que le tarif exact était de 14,88 $. En contre-interrogatoire, Sohier Chaput a déclaré sous serment ne pas connaître la signification des chiffres 14 et 88 dans les cercles d’extrême droite. Le MICH n’avait pas déposé de preuve permettant de démentir cette affirmation.
Dans le milieu suprémaciste blanc, le chiffre 14 réfère aux « 14 mots », un crédo qui peut être traduit ainsi : « Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs. » Le chiffre 88 est utilisé en référence à la huitième lettre de l’alphabet, le h : 88 est donc un code pour « HH » ou « Heil Hitler ».
Même les néonazis trouvaient la défense de Sohier Chaput peu crédible
Dans le canal de discussion du groupe suprémaciste blanc White Lives Matter [sic] sur Telegram, certains membres contestaient la stratégie de Sohier Chaput de feindre l’ignorance sur la signification des « 14 mots ».
Le fondateur du Parti nationaliste chrétien, Sylvain Marcoux, demandait : « Pourquoi feindre l’ignorance ? Il perd toute sa crédibilité. »
Shawn Beauvais-Macdonald, un ancien du groupe nationaliste-révolutionnaire Atalante, lui répond : « Ça, je suis d’accord. Yé bien trop imprégné dans le mouvement pour faire semblant qu’il connait pas ça. »
Il poursuit en expliquant que les œuvres de Zeiger d’avant le Daily Stormer, par exemple un livre s’inspirant du format des dialogues de Platon « pour dévoiler l’esprit du [national-socialisme] et le fascisme, sont beaucoup plus représentatifs de sa pensée ».
Zeiger démasqué par des antifascistes
En 2018, le journal The Gazette avait publié un article montrant que c’était Gabriel Sohier Chaput qui se cachait sous le pseudonyme de Zeiger, un auteur très prolifique de The Daily Stormer. L’identité du montréalais âgé d’une trentaine d’années avait pu être découverte grâce au travail de militant·es antifascistes.
Dans cet article, le quotidien anglophone qualifiait Sohier Chaput de l’un « des suprémacistes blancs les plus influents en Amérique du Nord ».
En plus du Daily Stormer, Sohier Chaput était actif sur le forum Iron March, fondé en 2011 par Alexander Mukhitdinov, alias Slavros, un fasciste d’origine ouzbèke. Selon les recherches du groupe Montréal-Antifasciste, Sohier Chaput s’y est inscrit en 2012. Il était l’un des modérateurs du forum. Sur son profil personnel, il revendique la création d’une archive de documentation fasciste pour Iron March, et affirme avoir collaboré avec Slavros sur la publication de livres.
Iron March a servi d’incubateur pour le groupe terroriste nazi Atomwaffen Division, basé aux États-Unis. Des membres de ce groupe ont été liés à des meurtres, comme celui de Blaze Bernstein, un jeune juif homosexuel de 19 ans.
« Il est évident pour nous que l’accusation était insuffisante, au regard de la grande production de Zeiger et de sa grande influence dans le milieu néonazi international. »
Montréal-Antifasciste
Sohier Chaput a également été au centre du recrutement d’un groupe de militants de l’alt right à Montréal. Entre 2016 et 2018, entre dix et quinze personnes se rencontraient dans divers bars et appartements de la région montréalaise. Seuls les hommes étaient admis dans les réunions officielles.
En novembre 2018, le SPVM avait obtenu un mandat d’arrestation contre Sohier Chaput pour incitation à la haine contre un groupe identifiable. Ce n’est qu’en 2020 que l’accusé s’est finalement rendu aux autorités.
« Bien plus que le verdict de culpabilité, c’est le travail acharné de militant·es antifascistes anonymes qu’il faut souligner », déclare Jaggi Singh. « L’anonymat était important pour [Sohier Chaput] et son travail de propagande. C’est ça que les militant·es lui ont fait perdre », ajoute-t-il.
Pour lui, cette histoire montre l’importance « de l’antifascisme partout et tout le temps ».
Montréal-Antifasciste abonde en ajoutant que « le plus important est que toustes celleux qui adhèrent aux principes de justice et d’égalité continuent à lutter au quotidien, dans nos communautés, nos milieux de travail, nos contextes familiaux, etc., contre ces idées toxiques, pour empêcher la haine de s’exprimer, de s’organiser et de gagner de l’influence ».
Correction : Le passage sur les tarifs du Daily Stormer a été modifié pour mieux rapporter les paroles de Sohier Chaput durant le procès. (24-01-2023)