
L’étrange liberté des libertariens
Le concept de liberté prôné actuellement par la droite n’est qu’une vision bien limitée de ce concept, selon ses critiques.
On a rarement autant entendu parler de liberté. Du slogan de CHOI Radio X aux manifestations anti-mesures sanitaires, ce mot est crié, brandi et récupéré par des politicien·nes et militant·es de droite. Les libertarien·nes, partisan·es d’un libre marché total, en font la base de leur idéologie. Pivot s’est entretenu avec Jean-Pierre Couture, professeur en science politique, pour mieux comprendre la nature de cette vision bien particulière de la liberté.
Le libertarianisme, comme son nom l’indique, est une philosophie politique qui met l’emphase sur la liberté individuelle et la méfiance envers l’État. Cette liberté est définie comme une absence d’entrave et une possibilité de jouir de sa propriété pour autant que cela ne limite pas la liberté d’autrui. Cette idéologie est inspirée des écrits d’économistes tels que Ludwig von Mises, Frédéric Hayek, Milton Friedman, Murray Rothbard et Robert Nozick, par exemple.
Il existe plusieurs écoles de pensées à l’intérieur de cette famille idéologique. Cela va des partisans de la privatisation de certains services publics aux anarcho-capitalistes qui proposent que même la police et l’armée soient remises entre les mains de l’entreprise privée.
Les idées libertariennes s’invitent dans la campagne électorale
Du défunt Réseau Liberté-Québec au nouveau Parti conservateur, en passant par l’Institut économique de Montréal, la nébuleuse est toujours bien active. D’où vient-elle, quelles sont ses idées?
Lisez le reste de ce dossier :
« Éric Duhaime le libertarien, du Réseau liberté-Québec au PCQ »
« De la plateforme du RLQ à celle du PCQ »
Liberté conservatrice
« Ce qui est intéressant chez Hayek, c’est qu’on assume très bien que c’est une pensée conservatrice, ça permet donc très bien d’expliquer pourquoi on passe de “liberté” à “parti conservateur” et vice-versa », rapporte Jean-Pierre Couture, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. « C’est une pensée ultra-conservatrice, mais à l’anglo-saxonne, où l’individu est très important, il est même souverain. C’est un individualisme qui est total », dit-il.
« C’est une pensée ultra-conservatrice, mais à l’anglo-saxonne, où l’individu est très important, il est même souverain. C’est un individualisme qui est total »
Le conservatisme libertarien n’est pas exactement celui du statu quo, de l’ordre et de la tradition, critiqués par Hayek dans son livre La constitution de la liberté. Il se manifeste plutôt par une opposition au changement « imposé » : pour les libertariens, le changement social ne doit découler que des actions individuelles, et non d’un effort planifié.

La scission du libertarianisme d’avec le libéralisme classique s’expliquerait par le fait que les économistes libertariens voyaient comme une perdition le « New Deal », un vaste programme d’investissement public aux États-Unis durant la crise des années 1930, explique Jean-Pierre Couture. Les libéraux s’intéressent aux questions sociales, à la planification de l’économie. Les libertariens veulent donc remettre le libéralisme sur ses bases, mais « la compréhension qu’ils en ont est très restreinte : c’est le primat de l’individu ».
Liberté du marché
Les libertariens ont une foi absolue dans le marché. C’est celui-ci, totalement libre d’entraves ou d’influence de l’État, qui permettrait de répondre le mieux aux besoins. Tel qu’énoncé dans un texte intitulé « L’harmonie spontanée des intérêts », publié dans le no 303 du Québécois Libre : « le marché libre n’est rien qu’un processus […] de perfection des échanges volontaires, en sorte qu’ils deviennent toujours plus productifs ».
Pour Jean-Pierre Couture, la croyance au marché comme solution à tous les problèmes est l’idée la plus faible chez les libertariens. « C’est l’équivalent de quelqu’un qui dirait que l’économie centralisée, ça fonctionne. On sait très bien que l’économie planifiée et centralisée à la soviétique, en raison du défi que cela représentait, on n’y est pas arrivé. »
Le libertarianisme est comme un miroir du marxisme-léninisme classique, dit-il. « Le pur marché, on sait ses effets pervers : c’est la tendance au monopole. »
Liberté négative
Le professeur de science politique ajoute que « le libertarianisme s’arroge une définition de la liberté, qui en est une parmi d’autres, et il en tire toutes les conclusions ». La liberté libertarienne est définie comme une absence de contrainte. Cette définition de la liberté est très séduisante, car on n’a pas besoin de lui donner une forme concrète, remarque Jean-Pierre Couture. « Tu peux juste nommer ce qui l’empêche. C’est un idéal négatif. » Cela veut dire, par exemple, que pour les libertariens, une personne sans-logis à qui on n’impose aucune contrainte est libre, peu importe si elle a effectivement les moyens de mettre en pratique cette liberté.
« Le libertarianisme s’arroge une définition de la liberté, qui en est une parmi d’autres, et il en tire toutes les conclusions. »
Jean-Pierre Couture explique que, par contraste, pour les libéraux plus pragmatiques, la liberté n’est pas vue comme une simple absence d’entrave. « La vraie question de la liberté, c’est qu’il n’y ait pas de domination sur la volonté de l’individu. » Cette définition s’intéresse donc plus à ce que les individus sont en mesure de faire concrètement avec leur liberté.
Liberté surveillée
Si, dans leur idéal, l’individu est libre et souverain, la conclusion tirée par la majorité des libertariens, « c’est quand même la nécessité de l’État », explique Jean-Pierre Couture. Mais, il s’agit d’un État réduit, servant principalement à protéger les droits de propriété des individus. « Ce ne sont pas des anarchistes, qui visent l’abolition de l’État. L’État est nécessaire, mais dans sa partie répressive et aussi pour affronter les autres États sur la scène internationale. » L’État doit donc principalement servir à protéger les droits de propriété des individus.
« Ce ne sont pas des anarchistes, qui visent l’abolition de l’État. L’État est nécessaire, mais dans sa partie répressive et aussi pour affronter les autres États sur la scène internationale. »
« L’attitude du RLQ envers la liberté lors de la grève étudiante de 2012 a bien révélé où ils logeaient. La liberté s’arrête très vite quand ça ne concorde pas avec leur vision », déclare le professeur. Il juge que le libertarianisme, « ça ne s’intéresse pas à la liberté des femmes, ça ne s’intéresse pas à la liberté des noirs, au profilage racial par la police ».
La liberté, chez les libertariens, « c’est un mot qui désarçonne, mais il ne faut pas se faire séduire par le simple usage du mot. C’est affreusement vide. »
« Ce n’est plus “cute”, le libertarianisme », pose Jean-Pierre Couture. « On n’est plus en 1974, où tu lisais Nozick et tu trouvais que c’était une belle théorie qui s’exprimait par de belles droites dans des schémas. » Pour le professeur de science politique, autant on demande aux socialistes de rendre des comptes pour l’expérience soviétique, autant on devrait faire le bilan des expériences inspirées des idées libertariennes.
« La dictature de Pinochet [dans le Chili des années 1970-80], c’est de l’économie libertarienne sous dictature. C’est ça, le bilan du “really existing libertarianism”. Cette vision de l’économie s’accommode totalement de la dictature. »