Entrevue

Santé mentale : « On agit une fois que les gens vont mal »

Alors que la précarité, la crise du logement ou de mauvaises conditions d’emploi cultivent la souffrance dans la population, l’action gouvernementale en santé mentale néglige ces problèmes, tout en misant sur la « sensibilisation » des individus.

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Le tout dernier Plan d’action en santé mentale du Québec a suscité bien des critiques, notamment en ce qui concerne la prévention des troubles mentaux à l’échelle sociale. Pour mieux comprendre les préoccupations soulevées par ce Plan, mais aussi par la manière dont notre société traite la détresse psychologique, Pivot s’est entretenu avec Anne-Marie Boucher, co-coordonnatrice du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ).

Le Plan d’action interministériel en santé mentale 2022-2026 a été déposé le 25 janvier dernier par le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant. Il vise à la fois à promouvoir la santé mentale dans la population générale et à assurer l’accès à des soins et services pour les personnes vivant des troubles. Il prévoit diverses mesures allant de campagnes nationales d’information au déploiement d’intervenant·es psychosociaux·ales en situation d’urgence.

Le Plan d’action a reçu « un accueil mitigé » de la part des organismes communautaires qui œuvrent dans le domaine. Ceux-ci saluent un certain rehaussement de leur financement et la volonté affichée par le gouvernement de collaborer avec le milieu communautaire. Ils soulignent aussi l’importance accordée aux jeunes, le soutien pour la famille et les proches ou encore la reconnaissance du rôle des pairs-aidant·es.

Toutefois, malgré les bons principes généraux défendus par le gouvernement, les organismes déplorent des moyens insuffisants en plusieurs domaines, notamment pour prévenir la médicalisation et les mesures de contrôle à l’encontre des personnes vivant des problèmes de santé mentale.

Ils regrettent aussi une action trop faible pour agir sur les « déterminants sociaux » de la santé mentale, c’est-à-dire sur les conditions qui influencent la santé psychologique dans la population.

De telles critiques ont aussi été formulées par des syndicats et par l’opposition.

Que pensez-vous du nouveau Plan d’action en santé mentale?

Anne-Marie Boucher : Il contient plusieurs éléments déjà énoncés dans la Politique de santé mentale [de 1989, qui encadre l’action provinciale dans le domaine] : la question de la primauté de la personne, l’importance de services respectueux des droits, et aussi de services qui se rendent dans les milieux des personnes et qui peuvent se déplacer dans les communautés. Mais notre première préoccupation face à ce plan, c’est qu’il y a un manque de mesures qui ont du mordant pour réellement transformer les services en santé mentale et s’assurer du respect des droits des personnes.

Ensuite, ce qu’on appelait de nos vœux, c’était un changement de paradigme dans la manière de voir l’action gouvernementale en santé mentale.

On aurait souhaité toute une approche qui serait plus axée sur le droit à la santé. C’est-à-dire une approche qui travaillerait vraiment sur les causes de la détresse et de la souffrance, qui agirait davantage sur la pauvreté, sur les milieux de vie, sur les conditions de travail, bref une approche qui serait plus dans la prévention que dans le curatif. Mais on a eu un Plan d’action qui continue de se concentrer sur le curatif. Encore une fois, on agit une fois que les gens vont mal.

Oui, on parle de l’importance de la santé mentale, il y a quelques campagnes de sensibilisation, mais ça reste qu’améliorer les conditions matérielles concrètes des gens, ça ne fait pas partie de ce plan-là. C’est sûr qu’il y a d’autres plans d’action gouvernementaux (itinérance, exclusion, etc.) qui agissent là-dessus, mais on aurait aimé que ce soit assumé plus fortement dans le Plan en santé mentale : agir sur la santé mentale, ça commence par une réflexion sur les causes de la détresse.

Enfin, un des défis en santé mentale, c’est de rééquilibrer les dynamiques de pouvoir qui sont présentes pour les personnes qui se retrouvent diagnostiquées ou prises en charge par la psychiatrie. Ce sont des personnes dont la parole est constamment susceptible d’être remise en question, ce qui fait que les rapports de pouvoir sont assez asymétriques. Il y a, encore aujourd’hui, beaucoup de stigmatisation et de préjugés à l’encontre des personnes qui ont reçu un diagnostic en santé mentale. Alors c’est sûr que ça nous préoccupe quand on constate qu’il y a peu de mesures concrètes pour corriger ce déséquilibre de pouvoirs.

On nous dit qu’on veut « mettre la personne au centre », mais ça demeure qu’il y a beaucoup d’autres gens qui ont des intérêts autour de la personne qui vit des difficultés. Les parents et les proches pèsent très fort dans le Plan d’action, évidemment, et tout le personnel de la santé aussi. On ne veut pas minimiser leur rôle ni l’importance de prendre en compte leur parole et leur point de vue, mais ça ne doit pas se faire au détriment de la parole de la personne! On ne sent pas vraiment de mécanismes qui permettraient aux personnes de subir moins de mesures de contrôle, par exemple, ou d’être moins hospitalisées en dehors de situations exceptionnelles. Ces leviers-là ne sont pas très forts dans le Plan d’action.

Les principes, les intentions sont là, mais ce sont vraiment les moyens concrets qui manquent pour un vrai changement de paradigme.

Quelles sont ces causes sociales de la détresse sur lesquelles on pourrait agir?

Anne-Marie Boucher : C’est sûr que la première chose, d’entrée de jeu, ce serait d’agir sur la pauvreté. Nous, ce qu’on voit dans nos organismes, c’est que l’essentiel des membres qui fréquentent les ressources vivent de la pauvreté. Ce n’est pas le cas de tout le monde, évidemment : la santé mentale ce n’est pas qu’un problème de personnes pauvres. Mais la pauvreté va être un facteur aggravant, c’est certain, et c’est documenté depuis de nombreuses années. Le fait de grandir, aussi, dans un contexte où il y a beaucoup de précarité ou d’adversité pendant l’enfance, ça ne facilitera pas le parcours d’une personne.

Ça nous semble essentiel de donner les moyens aux personnes d’avoir un logement habitable, de se nourrir adéquatement.

On parle beaucoup de l’importance de l’alimentation sur la santé mentale, mais quand tu n’as pas les moyens de manger du poisson, des fruits et légumes, de la viande, des protéines de qualité, déjà tu ne pars pas sur un pied d’égalité avec les autres.

La question du mal-logement, aussi, est ressortie très fortement, quand on a fait une tournée auprès des organismes membres du RRASMQ en 2019. On voit des gens qui habitent dans des taudis, qui vivent du harcèlement de la part d’un propriétaire, qui subissent des évictions… Comme le logement social est peu financé, on constate que le logement privé n’est pas toujours à même de créer les conditions propices au maintien d’une bonne santé mentale pour les locataires.

Une autre chose qui pourrait être faite, ce serait de favoriser des communautés inclusives, de faire en sorte qu’il y ait des espaces publics, des loisirs, des espaces verts qui soient accessibles pour tous et toutes.

C’est une vision plus globale, qui permet aux gens d’avoir accès à des choses qui leur font du bien.

Par exemple, dans le Plan d’action, on parle beaucoup de l’importance de l’activité physique chez les jeunes, d’à quel point c’est important pour la santé mentale. Mais si tu habites dans un quartier où tu as peu accès à des installations sportives, ou bien si tu n’as pas une alimentation suffisante pour avoir de l’énergie pour faire du sport…

Ce qu’on voit dans le Plan, c’est beaucoup de mesures de sensibilisation, pour expliquer aux gens quoi faire, comment prendre soin d’eux. C’est bien, mais pour nous il faut aller au-delà de l’éducation, de la formation. Il faut des conditions matérielles pour que les gens aillent bien. C’est une des lacunes de ce Plan d’action, et peut-être de ce gouvernement-là en général.

Est-ce qu’on remet trop le fardeau sur les épaules des individus?

Anne-Marie Boucher : Le Plan d’action s’appelle S’unir pour un mieux-être collectif. L’idée, c’est de dire : « la santé mentale, c’est une responsabilité collective, on se met ensemble, on prend soin les uns des autres ». Ce sont de belles intentions, on n’a rien contre la vertu. En même temps, autour de nous, on voit beaucoup de pratiques qui vont individualiser l’enjeu de la santé mentale, en faire porter la pleine responsabilité à l’individu.

Prenons l’exemple de l’entreprise, particulièrement les milieux de travail qui sont plus précaires, où les gens sont plus interchangeables. Si une personne craque au travail, c’est très rare qu’on va remettre en question les structures, la gestion. Par contre, on va dire que la personne n’avait pas les bonnes stratégies, pas les bonnes habitudes de vie.

Je peux donner comme exemple une organisation qui fait de la prévention et de la promotion de la santé mentale, notamment en milieu de travail. Quelqu’un qui travaillait là me racontait que, quand elle allait faire de la formation en grande entreprise, ça lui est arrivé quelques fois que les responsables des ressources humaines lui demandent d’enlever des diapositives de ses présentations : principalement celles qui parlaient de la responsabilité de l’employeur pour assurer un contexte favorable à la santé mentale. Pendant ce temps-là, toutes les mesures qui ciblaient les individus, comme « couche-toi tôt, bois de l’eau, prends des pauses, respire, fais ton yoga », tout ça, ça demeurait dans la présentation. Mais comment, concrètement en milieu de travail, on peut enlever de la pression sur les épaules des individus et leur redonner du pouvoir, ça c’est une autre game que l’entreprise n’est pas toujours prête à jouer.

Il faut comprendre, hein, c’est très commode de ramener à l’individu la responsabilité de sa santé mentale. C’est sûr que les individus ont un certain pouvoir, on a tous et toutes un pouvoir d’agir sur nos vies, mais il reste que les structures, les environnements dans lesquels on se retrouve, ça a un impact central qui est rarement mis en lumière et même, qui peut se retrouver camouflé par la vision biomédicale de la santé mentale.

Jugez-vous que le soutien public et communautaire en santé mentale est assez solide?

Anne-Marie Boucher : Il y a un sous-financement général pour la santé mentale dans le réseau public de santé. On dit souvent que la santé mentale, c’est le parent pauvre de la santé. Comparativement à la santé plus « physique », la santé mentale est assez négligée. Il y a beaucoup d’obstacles à l’obtention des services. C’est long d’avoir des services et on n’a pas accès à n’importe lesquels, donc on n’aura pas nécessairement le service qui est celui dont on aurait vraiment eu besoin.

Il y a quand même des services, on voit des gens qui réussissent à avoir de l’aide d’urgence ou du soutien pertinent dans la durée, c’est génial. Mais il reste que c’est difficile d’avoir accès à de la psychothérapie longue, à de l’accompagnement, à de l’écoute, à des approches sensibles aux traumatismes, qui nous permettraient vraiment d’aborder des aspects plus souffrants, plus profonds de notre existence, pas juste de mieux fonctionner au quotidien. Tout ça, ce sont des services qui sont très rares, ou qui sont réservés aux personnes qui ont les moyens de se les payer dans le privé.

Quant au milieu communautaire, son rôle n’est pas d’abord et avant tout d’offrir des services à la population : c’est plutôt d’offrir des espaces d’inclusion et d’implication, des espaces pour se mobiliser et transformer la société ensemble. Oui, ces organismes-là vont développer des services, parce qu’ils se rendent compte qu’il y a un besoin qui n’est pas comblé par les services publics. On oublie souvent de dire que ce sont des services et des pratiques qui sont innovants, exceptionnels dans leur qualité et leur impact sur les personnes. Et, depuis des années, les ressources communautaires subissent le contrecoup du sous-financement du réseau public, ils reçoivent davantage de demandes de gens à la recherche d’aide, d’écoute, d’accompagnement individuel.

Mais tout ça arrive dans un contexte où les groupes communautaires eux-mêmes ont vraiment de la difficulté à conserver leurs employé·es, à conserver l’expertise, et à recruter de nouvelles personnes. Ce sont des milieux où c’est souvent super chouette de travailler, où les conditions de travail sont bonnes, mais où les salaires sont loin d’être compétitifs, ce qui fait qu’on peut difficilement retenir les personnes lorsque s’ouvrent des postes mieux rémunérés dans le réseau…

Il y a des super belles choses qui se font dans le communautaire, mais présentement, plusieurs groupes qui offrent des services individuels se retrouvent avec des listes d’attentes : pour du soutien dans la communauté, pour de l’hébergement, même pour de l’accompagnement aux personnes qui ont des pensées suicidaires. Ce sont des services auxquels les gens devraient avoir accès rapidement. Et comme il y a peu de services, il y a des gens qui sont découragés d’avance à y faire appel, à faire des coups de fil.

Quand tu vas mal, il suffit que tu aies un ou deux échecs… Tu appelles à une place, tu appelles à l’autre, puis tu te dis « il n’y a rien pour moi, il n’y a rien pour m’aider ». Quand quelqu’un a besoin d’aide, c’est capital que le premier appel soit le bon. Il faut qu’on sente qu’il y a de l’espoir, qu’il y a quelque chose là, maintenant, tout de suite.

C’est la prétention du Plan d’action de prendre en charge, d’aider, d’accompagner rapidement. Mais ce qu’on voit sur le terrain, c’est qu’il manque de ressources.

Accorde-t-on une place suffisante aux approches alternatives en santé mentale, autres que la médicalisation?

Anne-Marie Boucher : Dans le Plan d’action, c’est présent. Il y a une certaine reconnaissance des pratiques alternatives et de leur importance : entraide, pair-aidance, art-thérapie. C’est nommé. Par contre, certaines choses qui avaient été nommées lors des consultations sont oubliées. Des personnes demandaient que, si elles avaient à être hospitalisées, elles aient la possibilité d’aller dans des endroits qui font du bien, où il y a des loisirs, de l’art, des espaces de parole. De manière générale, dans le Plan, l’intention n’est pas très forte pour que les gens aient accès à des pratiques alternatives, on se rend compte que l’hospitalisation demeure l’option quand ça va très mal, même si on parle maintenant d’hospitalisation à domicile…

Oui, on ne veut plus que tout tourne autour des médecins et des psychiatres, on veut qu’il y ait davantage de personnel de la santé qui soit impliqué dans les soins. Mais même si on s’éloigne du rôle prépondérant du psychiatre et de l’hospitalisation comme solution rapide, on reste toujours, quand même, dans une approche curative. Il y a une intention de faire ça un peu autrement, mais on n’est pas dans des pratiques qui sortent du paradigme biomédical.

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