
La pandémie des inégalités : comment la (gestion de) crise aggrave les souffrances sociales
Une enquête de l’Observatoire québécois des inégalités met en lumière les impacts particuliers de la pandémie sur les moins nanti·es et les personnes qui vivent déjà des discriminations.
La crise sanitaire amplifie les conséquences des inégalités sociales : difficultés financières et problèmes de santé frappent fortement les pauvres, les femmes, les jeunes, les personnes handicapées ou appartenant à une minorité visible… Et il ne faut pas simplement mettre la faute sur le virus : ce sont aussi des mesures sanitaires inadaptées, voire brutales, qui sont en cause.
L’Observatoire québécois des inégalités (OQI) a récemment publié une enquête qui montre en particulier les difficultés vécues par les moins nanti·es. Les résultats sont issus d’un sondage mené auprès de 1354 adultes dont les revenus se situent dans les 40 % les moins élevés à l’échelle de province. L’enquête a été menée au début de l’été 2021, alors que la troisième vague prenait fin.
Résultat : les deux tiers (66 %) des moins nanti·es disaient vivre des problèmes (économiques, sociaux, de santé, etc.) reliés à la pandémie.
Les données recueillies ne permettent pas de comparer leur situation avec celles des plus riches. Toutefois, dans un sondage Léger mené auprès de la population générale à la fin de l’été 2021, un peu moins d’un quart (22 %) des Québécois·es affirmaient avoir « été en situation de pauvreté et de vulnérabilité » financière ou psychosociale en raison de la pandémie.
Les personnes à très faible revenu sont particulièrement affectées. Mais les difficultés touchent aussi les gens qui sont « à la frontière de la pauvreté », ou même dans la classe moyenne inférieure, souligne en entrevue Sandy Torres, auteure de l’étude, sociologue et chercheuse à l’OQI.
« C’est sûr qu’une crise, sanitaire ou autre, ça frappe plus fort chez les personnes qui ont moins de ressources pour y faire face », résume-t-elle.
Les inégalités économiques sont loin d’être les seules à accentuer les impacts négatifs de la pandémie. L’enquête de l’OQI montre que les personnes moins nanties qui appartiennent aussi à d’autres groupes vulnérables ou marginalisés (femmes, jeunes, personnes handicapées, etc.) sont encore plus à risque d’avoir souffert de la crise sociale et sanitaire [voir encadré]. Ces données correspondent aux résultats d’autres études sur le sujet.
« La pandémie accentue toutes sortes d’inégalités préexistantes », affirme en entrevue Anne Plourde, chercheuse en science politique à l’Université York et à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), spécialisée dans les politiques de santé.
« La pandémie agit de manière complètement différente sur les groupes sociaux, selon où on se situe dans la hiérarchie sociale. Elle va avoir des effets accentués quand on se situe du mauvais côté de la barrière sociale. »
S’appauvrir en temps de crise
Les troubles financiers sont évidemment parmi les principales difficultés rapportées par les moins nanti·es : le tiers (34 %) des personnes interrogées par l’OQI disent en avoir subi dans la première année de pandémie. De plus, malgré les aides gouvernementales disponibles, près d’une personne sur deux rapporte avoir manqué d’argent, au point de devoir s’endetter ou puiser dans ses économies pour payer les dépenses de base.
L’aggravation des difficultés économiques durant la pandémie s’explique notamment par les pertes d’emplois qui ont fortement touché les travailleur·euses à bas salaire dans le commerce de détail ou la restauration, par exemple.
C’est aussi une question d’épargne disponible, souligne Sandy Torres.
« Si on a un coussin financier, on est mieux armé pour faire face aux situations qu’on vit depuis deux ans. C’est plus facile de rebondir. »
Même chez les moins nanti·es qui ont pu piger dans leurs épargnes, souvent « le coussin n’était pas énorme » à la base, ajoute la chercheuse, qui mène actuellement des entrevues plus poussées avec certain·es répondant·es.
Elle contraste la réalité des personnes moins aisées avec celle des personnes plus riches, qui ont parfois pu profiter de la pandémie pour accumuler davantage d’économies. Anne Plourde, quant à elle, rappelle aussi qu’« à l’autre bout de l’échelle sociale », chez les ultra-riches et les chefs de grandes entreprises, la pandémie a été l’occasion de faire des profits records.
La détresse psychologique des moins nanti·es
Les problèmes liés à la santé mentale frappaient aussi plus du tiers (37 %) des personnes moins nanties sondées par l’OQI. À titre de comparaison, c’était 16 % de la population générale qui décrivait sa santé mentale comme « passable » ou « mauvaise » dans un sondage de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) réalisé en juillet 2021.
Avec le confinement et la réduction des liens sociaux, les difficultés de santé mentale « n’ont épargné personne », reconnaît Sandy Torres. Malgré tout, insiste-t-elle, les moins riches font face à des obstacles particuliers.
Les difficultés financières peuvent ainsi être une source de leur détresse psychologique, tout comme des conditions d’emploi pénibles, analyse la chercheuse.
En effet, même au plus fort de la crise sanitaire, les travailleur·euses à bas salaire qui ont conservé leur emploi ont plus souvent dû continuer à travailler en personne, comme le montrait une enquête de Statistique Canada menée au printemps 2021. Cela, dans des conditions souvent plus difficiles qu’auparavant.
On trouve aussi beaucoup de locataires parmi les personnes moins nanties, souligne Sandy Torres. Or, vivre le confinement dans un logement plutôt qu’une maison, surtout s’il est « petit, vétuste ou surpeuplé », cela peut mener à une détresse psychologique accrue, remarque-t-elle.
Des inégalités de santé rendues bien visibles
Le bien-être physique des moins riches a aussi été durement affecté : près du tiers (32 %) des personnes interrogées par l’OQI rapportaient des difficultés de santé physique après un an de pandémie.
C’est que les personnes économiquement défavorisées sont déjà généralement en moins bonne santé que les plus riches, soulignent à la fois Sandy Torres et Anne Plourde.
Toutes deux rappellent qu’il existe des « déterminants sociaux de la santé » : c’est-à-dire que les conditions de vie et l’appartenance à tel ou tel groupe social ont un impact majeur sur la santé des personnes. « On a vraiment pu vu voir ça à l’œuvre durant la pandémie », affirme Anne Plourde.
En plein confinement, aux prises avec des troubles économiques ou des souffrances psychologiques, il peut être difficile de bien s’alimenter, ou facile de consommer davantage de drogues ou d’alcool, illustre Sandy Torres. Il peut aussi être plus complexe de demeurer actif, surtout si on n’a pas accès à des espaces verts, par exemple.
Qui plus est, souligne encore la chercheuse, l’accès inégal aux soins de santé joue en défaveur de celles et ceux qui ne peuvent pas payer pour aller au privé, particulièrement en période de délestage.
Des mesures qui isolent, ou qui protègent?
Ce n’est pas le virus qui renforce les inégalités, mais la manière dont la société décide d’y faire face, insistent autant Sandy Torres qu’Anne Plourde. Le confinement, les fermetures d’écoles, les bouleversements du travail, le couvre-feu et la surveillance : tout le monde ne subit pas cela de la même manière, analysent les chercheuses. « Ce qu’on observe, ce sont des conséquences qui découlent plus des mesures qu’on a prises pour contrer le virus » que du virus lui-même, affirme Sandy Torres.
Bien sûr, « ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas utiliser toutes les mesures qu’on peut » pour combattre le virus, comme le précise Anne Plourde. « Mais on peut avoir des stratégies qui vont amoindrir les inégalités, ou alors qui vont les aggraver. »
Selon elle, il aurait fallu « adoucir les effets négatifs » des mesures sanitaires sur les plus vulnérables. « Mais le gouvernement fait exactement le contraire », déplore-t-elle.
« Certaines mesures ont directement renforcé des formes d’exclusion ou d’isolement qui existaient déjà », pointe ainsi Sandy Torres. « Quand on a fermé tous les organismes communautaires, qui sont d’une grande aide pour les moins nantis, c’est sûr que ça n’a pas aidé », croit-elle. L’enquête de l’OQI révèle que près d’une personne sondée sur dix a dû chercher de l’aide auprès d’un organisme communautaire durant la première année de pandémie. Pour la moitié d’entre ces gens, c’était la première fois. L’aide recherchée concernait le plus souvent des besoins alimentaires ou matériels.
Anne Plourde juge de son côté que des mesures « coercitives » comme le couvre-feu ou la taxe pour les non vacciné·es isolent et « ostracisent » davantage les plus vulnérables. Elle croit plutôt qu’il aurait fallu en faire plus pour rejoindre les non vacciné·es, par exemple en allant voir à domicile les personnes isolées ou qui vivent de l’exclusion sociale.
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« Les inégalités sont accentuées par tout ce que le gouvernement fait, mais aussi par tout ce qu’il ne fait pas », ajoute Anne Plourde. Le milieu communautaire est le « dernier rempart contre l’effondrement » en temps de crise, affirme la chercheuse. Selon elle, il aurait fallu lui donner davantage de moyens pour soutenir les personnes fragilisées par le confinement.
Mais surtout, souligne encore Anne Plourde, « les services publics étaient déjà en crise avant la crise ».
« C’est une des raisons pour quoi on doit avoir des mesures aussi contraignantes », puisque la capacité de soins dans le réseau de la santé est trop limitée. « Le gouvernement répète qu’on doit protéger notre système de santé, mais ça devrait être l’inverse! »
Elle pointe aussi du doigt le démantèlement des CLSC et des soins de proximité. « On aurait fait face à la pandémie de manière complètement différente, si on avait pu compter sur du soutien de proximité », sur un « vrai filet de sûreté » pour les plus vulnérables.
QUAND LES INÉGALITÉS S’ENTRECROISENT
L’enquête de l’OQI montre bien que les personnes moins nanti·es sont plus vulnérables face à la pandémie quand elles appartiennent en plus à d’autres groupes sociaux victimes d’inégalités.
Les femmes au front
Les femmes interrogées par l’OQI ont déclaré plus d’enjeux de santé mentale que les hommes (42 %, contre 32 %). « Ce n’est pas surprenant », analyse Anne Plourde. « Ce sont elles qui prennent soin de nous dans le réseau de la santé, ce sont elles qui sont au front dans le système d’éducation » et ce sont encore elles qui assument le gros des responsabilités quand les enfants sont à la maison, énumère la chercheuse. Les femmes ont aussi été plus fortement touchées par la crise économique liée à la pandémie.
Les personnes handicapées fragilisées
Les personnes à la fois moins nanties et handicapées ont été désavantagées à tous points de vue : finances (44 % ont déclaré des difficultés, contre 33 % des personnes sans handicap), santé mentale (49 % contre 36 %) et santé physique (49 % contre 30 %). Certaines ont des problèmes de santé en lien avec leur handicap et sont donc plus vulnérables dès le départ, explique Sandy Torres. Elles peuvent aussi vivre davantage d’isolement ou avoir du mal à travailler ou à se loger conformément à leurs besoins : tout cela devient d’autant plus pénible en temps de confinement.
Les jeunes et la perte de vie sociale
De même, les jeunes de 18 à 34 ans sondé·es par l’OQI ont été plus vulnérables à la crise, connaissant plus de problèmes financiers (39 % contre 34 % dans l’ensemble des groupes d’âge) et de santé mentale (49 % contre 37 %) et physique (37 % contre 32 %). La vulnérabilité des jeunes « est un des résultats assez forts » de l’étude, insiste Sandy Torres.
C’est qu’ils et elles occupent souvent des emplois précaires, plus susceptibles d’être perdus ou bouleversés à cause de la pandémie. Les jeunes ont aussi moins de richesse accumulée pour faire face à un imprévu aussi important que la crise sanitaire, remarque la chercheuse.
Les études à distance coincent certains jeunes devant leurs écrans et « les privent aussi de leur vie sociale », dont ils et elles ont un vif besoin, ajoute encore Sandy Torres. Sans compter que la réussite scolaire peut être compromise dans ce contexte, suscitant un stress supplémentaire.
LGBTQ+ : loin de la communauté
Chez les personnes moins nanties et appartenant à la communauté LGBTQ+, c’est la santé mentale qui était le plus gravement à risque (52 % contre 36 % des autres personnes interrogées). Les liens avec la communauté sont réduits, tandis que le travail se poursuit, pouvant être un lieu propice à la discrimination, illustre Sandy Torres. Le confinement forcé (avec la famille pour les plus jeunes, ou encore en résidence, pour les aîné·es) peut aussi être accablant.
Discriminations envers les allophones et les minorités visibles
Enfin, la santé mentale des personnes allophones ou appartenant à une minorité visible a aussi subi un dur coup, selon les données recueillies par l’OQI. Près de la moitié des allophones ont témoigné de difficultés psychologiques (47 % contre 37 % chez les moins nanti·es en général). La proportion était similaire chez les personnes appartenant à une minorité visible (46 % contre 35 % chez les autres). Encore une fois, le confinement risque d’accentuer l’isolement vécu par ces groupes, qui subissent déjà de la discrimination en temps normal, analyse Sandy Torres.