Conflit d’intérêts : les élues qui décident du logement à Montréal sont aussi propriétaires

Les élues municipales qui ont le plus d’intérêt dans le marché immobilier sont aussi en charge des dossiers de logement, révèle une analyse des déclarations d’intérêts financiers

Ricochet a vérifié les intérêts financiers déclarés par 103 politicien·nes montréalais·es au niveau municipal. Cette enquête a révélé que les élues qui possèdent – ou dont la famille possède – le plus de logements siègent aussi ou ont récemment siégé à la Commission sur l’habitation. De plus, nos vérifications ont révélé des propriétés non déclarées par une conseillère ainsi que des évictions et de hausses de loyers jugées abusives liées à deux autres élues, tant dans l’administration Plante que dans l’opposition.

Une version anglaise de cet article est parue sur le site Web de Ricochet.

« Je pense que le conflit d’intérêts est vraiment important », juge Margaret Van Nooten, intervenante chez Projet Genèse, un organisme qui défend le droit au logement dans le quartier Côte-des-Neiges. « Je ne pense pas que les élus vont défendre leurs électeurs s’ils sont eux-mêmes parties prenantes [dans le marché du logement]. »

Maeva Vilain, conseillère d’arrondissement du Plateau pour Projet Montréal, Angela Gentile, conseillère de Ville de Saint-Léonard-Est pour Ensemble Montréal, et Josée Troilo, conseillère d’arrondissement de LaSalle pour Équipe LaSalle, ont déclaré des intérêts dans 58 appartements sur l’île.

Gentile a également omis de déclarer au moins un quadruplex à son nom, évalué à près d’un million $ par l’évaluation foncière municipale.

Andrea Gentile et Josée Troilo siègent actuellement à la Commission sur le développement économique et urbain et l’habitation de la Ville de Montréal, le comité permanent notamment chargé de trouver des solutions en matière de logement abordable dans la métropole. Maeva Vilain y a récemment siégé.

À la fin de chaque année, les élu·es de Montréal sont tenu·es de déclarer leurs « intérêts pécuniaires », ce qui inclut les biens immobiliers qu’ils et elles possèdent sur l’île, les entreprises dans lesquelles ils et elles détiennent des intérêts ou qu’ils et elles administrent et qui sont susceptibles de faire des affaires avec la Ville, ainsi que toute dette de plus de 2000 $ contractée ou accordée à des personnes extérieures à leur famille immédiate ou à une institution financière. Les politicien·nes ne sont pas obligé·es de déclarer les propriétés situées hors de Montréal.

Résultats de l’analyse des déclarations d’intérêts pécuniaires des élu·es montréalais·es | Image: Ricochet/Pivot

Ricochet a aussi examiné le rôle d’évaluation foncière de la Ville, le Registraire des entreprises du Québec et les dossiers judiciaires liés à chaque bâtiment déclaré, et a interrogé d’ancien·nes locataires qui ont été amené·es devant le Tribunal du logement par les politiciennes ou leurs conjoints.

Les résultats de l’enquête montrent que des élu·es de tous les horizons politiques sont non seulement éloigné·es de la réalité des nombreux·ses locataires de la ville, mais aussi que, dans les cas les plus notables, elles sont liées à des pratiques qui contribuent à rendre la métropole de plus en plus inabordable.

Répartition des élu·es propriétaires d’une résidence ou de logements locatifs, par parti | Image: Ricochet/Pivot

Évictions, augmentations de loyer et locataires malheureux

Maeva Vilain, conseillère d’arrondissement du Plateau-Mont-Royal pour Projet Montréal, a siégé à la Commission sur l’habitation jusqu’en 2022.

Elle a déclaré des intérêts dans cinq immeubles résidentiels à Montréal, pour un total de 30 appartements – soit le plus grand nombre déclaré par un·e élu·e municipal·e à Montréal, tous partis confondus. La plupart des appartements appartiennent à son mari, Renaud Chartier, ou à l’entreprise de ce dernier, 9263-1431 QUÉBEC INC. Il s’agit d’un investissement d’une valeur de près de six millions $, selon l’évaluation foncière municipale.

« Par transparence, j’ai toujours déclaré les propriétés que [mon mari] a acquises dans le cadre de notre patrimoine conjoint, mais je n’agis aucunement comme actionnaire des compagnies et je ne suis nullement impliquée dans leurs décisions de gestion », écrit-elle, contactée par courriel par Ricochet. « Je ne me suis jamais mise dans une situation de conflit d’intérêts qui aurait mené à favoriser nos intérêts particuliers. »

« Je pense que le conflit d’intérêts est vraiment important. Je ne pense pas que les élus vont défendre leurs électeurs s’ils sont eux-mêmes parties prenantes [dans le marché du logement]. »

Margaret Van Nooten

Ricochet a investigué l’histoire de chaque appartement auprès du Tribunal administratif du logement et a trouvé plus d’une douzaine de demandes d’éviction au cours de la dernière décennie. La plus récente a été déposée en décembre 2020, alors que Vilain faisait partie de la Commission sur l’habitation. Un cas concernait un défaut de paiement de 30 $. Un autre, un loyer en retard de moins de trois semaines.

En 2016, Vilain a également repris possession d’un appartement pour sa mère, contre la volonté de la locataire qui y vivait depuis seize ans.

Contactée par téléphone, la locataire évincée a raconté à Ricochet que perdre son logement avait été une expérience traumatisante. « Mon Dieu, quel cauchemar… Ce ne sont pas de bonnes personnes. Ils veulent juste faire de l’argent », dit-elle en faisant référence à Vilain et Chartier.

Ricochet a accepté de garantir l’anonymat de la locataire, car elle est actuellement à la recherche d’un logement et ne veut pas avoir de problèmes avec de futurs propriétaires.

Elle affirme que Chartier lui a proposé d’agrandir son appartement en y ajoutant une pièce supplémentaire, mais qu’en échange, le loyer passerait d’environ 700 $ à 1300 $ par mois. « Il a essayé de me convaincre que c’était dans mon intérêt… mais ce n’était pas dans mon intérêt, c’était dans le sien », dénonce-t-elle.

« Je tiens à souligner mon soutien […] à changer notre cadre réglementaire afin d’interdire les fusions et subdivisions de logements, qui était un des principaux mécanismes de rénoviction que nous avions identifiés. »

Maeva Vilain, conseillère d’arrondissement du Plateau-Mont-Royal pour Projet Montréal

La Ville n’ayant pas délivré de permis pour les travaux, les plans de rénovation sont finalement tombés à l’eau. Selon la locataire, peu de temps après, elle aurait reçu un avis de reprise de logement, lui donnant six mois pour quitter son appartement.

Mme Vilain défend sa position et son historique de vote sur les questions de logement, affirmant que ses intérêts personnels n’ont aucune influence sur les décisions qu’elle prend à l’hôtel de ville. « Nous avons mis en place parmi les mesures les plus novatrices afin de faire face à la perte d’abordabilité de notre quartier », écrit-elle. « Je tiens notamment à souligner mon soutien aux mesures précurseures pour encadrer Airbnb dès 2018 et à changer notre cadre réglementaire afin d’interdire les fusions et subdivisions de logements, qui était un des principaux mécanismes de rénoviction que nous avions identifiés. »

« Je peux témoigner que [mon mari] fait preuve d’exemplarité dans sa gestion locative, tant au niveau du respect des locataires que de l’entretien des bâtiments », affirme-t-elle aussi.

Un locataire actuel de Chartier a rapporté à Ricochet que la condition de son immeuble était médiocre et ses relations avec le propriétaire, précaires. « Si je devais l’évaluer sur une échelle de 1 à 10, je lui donnerais 2 », déclare-t-il. Il affirme que Chartier pouvait par exemple faire des travaux d’amélioration, pour ensuite tripler les loyers dans l’immeuble.

Le locataire a demandé l’anonymat par crainte de représailles de la part de Chartier.

Les augmentations de loyer importantes imposées par son mari « sont justifiées par les montants importants investis pour des travaux majeurs, incluant la mise aux normes de la plomberie et de l’électricité, réalisés afin d’offrir des logements de qualité », explique Vilain. « À noter que ces travaux se sont toujours faits au départ des locataires et n’ont jamais servi de prétexte pour les évincer. »

Vilain affirme que son mari indique toujours l’ancien loyer sur chaque nouveau bail et qu’aucun immeuble n’a été transformé en condo ni aucun locataire « renovincé ».

Propriétés non déclarées

Angela Gentile, conseillère de Ville de Saint-Léonard-Est pour Ensemble Montréal, siège actuellement à la Commission sur l’habitation de la Ville, en plus de présider un comité permanent de son arrondissement qui supervise le logement social.

Elle a déclaré des intérêts dans trois immeubles, totalisant seize appartements – soit le deuxième plus grand nombre parmi les élu·es montréalais·es. Les immeubles valent plus de 3,5 millions $ selon l’évaluation foncière municipale.

Lors de son enquête, Ricochet a pu trouver un quadruplex non déclaré au nom de Gentile, ainsi qu’un deuxième quadruplex au nom de son mari et de sa fille. Ces deux bâtiments ajoutent près de trois millions $ au portefeuille immobilier de la conseillère.

Sa déclaration omet également quelques entreprises dont elle est actionnaire ou administratrice, et dont certaines possèdent des propriétés immobilières sur l’île.

Ricochet a trouvé un quadruplex non déclaré au nom de Gentile, ainsi qu’un deuxième quadruplex au nom de son mari et de sa fille.

Gentile n’a pas répondu à une demande de commentaires.

L’attaché de presse d’Ensemble Montréal a toutefois transféré à Ricochet une décision rédigée par le conseiller en éthique substitut de la Ville de Montréal, Jean Hétu, adressée à la conseillère Gentile et portant la mention « confidentiel ». « Vous nous demandez si le simple fait que vous soyez propriétaire de certains immeubles à Montréal puisse vous mettre en situation de conflit d’intérêts. Nous répondons par la négative à cette question », écrit Hétu à Gentile.

Il n’a pas été confirmé quelles informations Gentile avait envoyées au conseiller en éthique.

« Le fait pour un élu de siéger sur la Commission sur le développement économique et urbain [et l’habitation] n’est pas en soi source de conflit d’intérêts, même si l’élu est propriétaire d’immeubles. »

« Si tel était le cas, peu d’élus municipaux pourraient siéger sur les différents comités ou commissions du conseil municipal », ajoute l’avocat.

Selon Hétu, les élu·es ne sont tenu·es que de déclarer les immeubles en leur nom et ne sont pas tenu·es de déclarer les immeubles appartenant à leur conjoint·e ni les immeubles appartenant à des sociétés dans lesquelles ils et elles détiennent des intérêts.

« En effet, la Cour d’appel a rappelé que la personnalité juridique d’une compagnie est distincte de ses actionnaires ou de ses administrateurs, » écrit Hétu. « Un élu n’a pas à déclarer les immeubles possédés par sa compagnie et il lui suffit de mentionner dans sa déclaration annuelle qu’il possède des actions dans telle compagnie ».

De plus, les conseiller·ères ne sont tenu·es de déclarer que les entreprises qui pourraient obtenir des contrats avec la Ville de Montréal.

Quant au quadruplex au nom de Gentile qui n’a pas été inclus dans sa déclaration, Hétu souligne qu’un·e élu·e peut corriger sa déclaration s’il a oublié d’inclure un bâtiment, de bonne foi.

« Le fait pour un élu de siéger sur la Commission [sur l’habitation] n’est pas en soi source de conflit d’intérêts, même si l’élu est propriétaire d’immeubles. Si tel était le cas, peu d’élus municipaux pourraient siéger sur les différents comités ou commissions du conseil municipal. »

Jean Hétu, conseiller en éthique substitut de la Ville de Montréal

Aucun autre commentaire n’a été fourni par Mme Gentile ou Ensemble Montréal.

Ricochet n’a pas trouvé de cas d’expulsion ou d’augmentation de loyer au Tribunal du logement pour les 20 appartements de Gentile.

Troisième place au palmarès des élu·es propriétaires

Josée Troilo, ancienne agente immobilière chez Remax et conseillère d’arrondissement de LaSalle pour Équipe LaSalle, siège actuellement à la Commission sur l’habitation de la Ville.

Elle a déclaré des intérêts dans deux immeubles, pour un total de douze appartements – le troisième plus grand nombre parmi les élu·es. Les propriétés sont estimées à près de trois millions $ par l’évaluation foncière municipale.

Troilo et son mari se sont retrouvé·es devant le Tribunal administratif du logement après que leur locataire ait refusé une augmentation de loyer au début de l’année. Dans sa décision, le juge a estimé que « l’augmentation […] demandée par les [propriétaires] est plus élevée que l’ajustement de loyer accordé par le Tribunal en vertu du règlement ». Le loyer a été ajusté en conséquence.

En 2017, Mme Troilo a également demandé l’éviction d’une autre locataire, pour ensuite parvenir à un accord pour que la locataire quitte l’appartement le 1er juillet.

Josée Troilo n’a pas répondu à notre demande de commentaire.

Se renvoyer la balle

L’année dernière, la Commission sur l’habitation a publié ses recommandations concernant l’établissement d’une certification pour les « propriétaires responsables » et la mise en place d’un registre des loyers.

Rappelons que la certification de propriétaire responsable proposée par Projet Montréal ne s’appliquerait qu’aux immeubles de huit logements ou plus, ce qui exclurait 65 % du parc locatif de Montréal.

Le rapport de la Commission énumère un large éventail de problèmes auxquels font face les Montréalais·es en raison de la crise du logement, ce qui montre que la Commission est consciente de ces enjeux et dit vouloir les résoudre.

Le rapport souligne entre autres que l’augmentation du coût des loyers a laissé les ménages à faible revenu et marginalisés dans des conditions précaires, que l’augmentation des prix du logement « menace la vitalité économique du territoire, fragilise le tissu social et contribue à l’apparition de l’itinérance », ou encore que l’Organisation mondiale de la santé a constaté que le logement est un déterminant clé de la santé physique et mentale et façonne la capacité des individus à « mener une vie saine et à prendre part à la vie citoyenne ».

« Nous avons besoin d’élus qui considèrent le logement comme un droit et non comme un moyen de gagner de l’argent. »

Margaret Van Nooten

Le rapport aborde ensuite les questions des évictions et des conditions de vie, mais remet la responsabilité de la plupart des problèmes mentionnés au gouvernement provincial.

« Les commissaires tiennent à souligner que la Ville de Montréal vit une importante crise du logement, qui doit être reconnue comme telle par le gouvernement du Québec. Ce dernier détient les outils, les leviers juridiques et les ressources pour la contrer et doit prendre les moyens nécessaires face à l’urgence », écrit la Commission, laissant entendre qu’elle augmentera sa représentation auprès du gouvernement provincial sur ces questions.

Tout en reconnaissant qu’une partie de la législation en matière de logement relève du gouvernement provincial, Margaret Van Nooten, de Projet Genèse, pense que la Ville et les arrondissements ont quand même une variété d’options à leur disposition. « Les arrondissements peuvent adopter des restrictions et refuser de délivrer des permis qui permettent aux propriétaires de modifier la taille d’un logement », ce qui protégerait les locataires contre des évictions, explique-t-elle.

« Je crois qu’il est possible que les élus, au niveau de la Ville ou de l’arrondissement, aient un impact sur le droit des gens à garder leur logement et sur la capacité des gens à rester logés », dit-elle. « Ce dont nous avons vraiment besoin, c’est de politiques et de législations qui ont du mordant. »

Sur les onze membres actuel·les de la Commission, une seule personne est locataire et deux – Gentile et Troilo – sont d’importantes propriétaires, tandis que 63 % des habitant·es de Montréal sont des locataires, selon Statistique Canada.

« Nous avons besoin d’élus qui considèrent le logement comme un droit et non comme un moyen de gagner de l’argent », a déclaré Van Nooten.

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