Et c’est parti pour un nouveau tour! On apprenait le 24 juillet dernier que Ray Coelho, un étudiant à l’Université Concordia, menait une campagne pour que la Ville de Montréal change le nom de l’avenue Christophe-Colomb.
On connait déjà la teneur des réactions outrées de notre commentariat de droite, puisqu’elles sont les mêmes chaque fois que la modification de la toponymie, le retrait d’un crucifix ou le déboulonnement d’une statue intervient dans l’actualité. En somme, il existerait un grand complot visant à effacer l’Histoire.
Ce n’est pas à ces gens que je m’adresse ici, mais aux citoyen·nes de bonne foi dont le premier (et tout à fait naturel) réflexe est de s’inquiéter des conséquences de telles initiatives. Je ne vais pas vous dire quoi penser des idées de Coelho, mais plutôt m’intéresser aux arguments fallacieux qui polluent régulièrement ce genre de débat.
Entre histoire et mémoire
Ceux et celles qui affirment qu’on veut « effacer le passé » confondent deux concepts que les historien·nes distinguent bien : l’histoire et la mémoire. Comme je le disais ailleurs, l’histoire, c’est la science sociale « ayant pour objet l’analyse méthodique des phénomènes sociaux et de leurs transformations dans le temps ». Quant à elle, la mémoire réfère à la façon dont les individus et les groupes se représentent, commémorent ou reconstituent le passé sans entretenir de visées scientifiques ou du moins analytiques.
Bien qu’elles s’abreuvent à l’histoire, l’érection d’un monument, la nomination d’un lieu ou bien l’organisation de commémorations officielles ne relèvent pas de la science historique, mais de la mémoire.
Ceux qui affirment qu’on veut « effacer le passé » confondent deux concepts : l’histoire et la mémoire.
Ce sont des initiatives politiquement et idéologiquement motivées qui tiennent un discours à priori orienté concernant des individus ou des évènements précis. Elles ne cherchent pas à forger un discours raisonné, mais à imposer dans l’espace public une certaine mise en scène du passé qui concorde généralement avec les intérêts ou les valeurs des groupes (le plus souvent dominants ou majoritaires) qui les initient.
L’avenue Christophe-Colomb fut ainsi nommée au début du 20e siècle et la chose n’allait pas de soi. Il s’agissait d’une décision à la fois politique et arbitraire d’individus socialement situés souhaitant rendre hommage à un personnage alors jugé digne des honneurs de la toponymie.
S’agit-il vraiment de « préserver l’histoire »?
L’épistémologue Learry Gagné faisait remarquer sur Twitter qu’en 2007, la Commission de la capitale nationale retirait un panneau sur John George Lambton (dit Lord Durham), sur la demande de militant·es nationalistes. Plus récemment, le PQ et QS appelaient de leurs vœux un changement du nom de l’aéroport Pierre-Elliot-Trudeau.
Si seule comptait réellement la « préservation de l’histoire » de façon froide et objective, on reconnaitrait sans problème que ces deux individus habitent notre passé pour le meilleur ou pour le pire et qu’il faut préserver ces commémorations.
Mais c’est un non-sens. D’une part, la mise en mémoire n’a pas pour fonction d’avoir une portée encyclopédique. D’autre part, accorder le nom d’une personne à un lieu ou ériger un monument à son image ne constituent pas des gestes neutres : une telle occupation de l’espace public implique toujours symboliquement un honneur, une valorisation.
Les actes mémoriels imposent dans l’espace public une certaine mise en scène du passé qui concorde avec les intérêts des groupes (souvent dominants ou majoritaires) qui les initient.
De toute façon, les sciences historiques se passent fort bien de ce genre d’initiatives. Si on ne trouve pas de rue Himmler ou de statue de Staline au Québec, on n’en connait pas moins ces personnages. Les historien·nes continuent d’écrire sur eux, les manuels scolaires continuent de les mentionner et les centres d’archives continuent de préserver les traces de leur passage sur terre.
Personne ne veut effacer l’existence de Christophe Colomb ou nier son importance historique. Il s’agit plutôt de revoir le rapport mémoriel qu’on entretient à son propos, la représentation qu’on s’en fait.
Une question de contexte
En renommant une rue ou en abattant un monument, on veut lire le passé avec les yeux de présent, dit-on. Mais c’est précisément ce que fait déjà l’acte mémoriel.
Par exemple, la statue équestre de Jeanne d’Arc située sur la place des Pyramides à Paris fut inaugurée en 1874. Elle ne constitue donc pas une source d’information sur une paysanne morte en 1431. Elle nous en dit cependant beaucoup sur une France qui se relève difficilement de l’humiliante défaite militaire contre la Prusse en 1870. Animée par un nationalisme exacerbé, la Troisième République cherche dans l’Histoire une figure glorieuse personnifiant le désir de reconquête des territoires perdus.
On entre alors dans un débat beaucoup plus intéressant : comment protéger l’histoire des aléas de la mémoire?
L’acte mémoriel lit précisément le passé avec les yeux du présent.
L’exemple du crucifix de l’Assemblée nationale montre que tout est une question de contexte. Il ne fait de doute pour personne que l’objet en lui-même mérite préservation puisqu’il constitue un artéfact du duplessisme. En le déplaçant puis en l’accompagnant d’une note explicative, on le « désactive », on l’inscrit dans son contexte historique et on lui retire sa valeur symbolique initiale.
Pour la même raison, il ne faut pas détruire la statue de John A. Macdonald, car tant son érection que son déboulonnement sont des faits historiques. On peut cependant la recontextualiser en l’installant par exemple dans un musée qui décrirait les contextes sociaux de ces deux évènements. À ce propos, le cas des « cimetières de statues », notamment usités dans les pays de l’ancien bloc soviétique, mérite sans doute notre attention.
La décision sera politique et non scientifique
Faut-il changer le nom de l’avenue Christophe-Colomb?
Mon opinion n’a pas davantage d’intérêt que celle de mes concitoyen·nes. En définitive, il devra s’agir d’une décision démocratique qui possèdera inévitablement des implications idéologiques. Le statu quo étant toujours, lui aussi, une prise de position.
Comment protéger l’histoire des aléas de la mémoire?
Le débat ne doit cependant pas porter sur la « préservation de l’histoire » ou la « lecture du passé avec les yeux du présent ». Il doit plutôt répondre à une question fondamentale : après avoir écouté l’avis des expert·es à propos du personnage, considère-t-on malgré tout qu’il mérite nos commémorations?
Les intervenant·es qui rejettent d’emblée cette question en évoquant des banalités pseudo-historiennes ne font qu’éviter le débat.