On apprenait en décembre dernier que l’historien-vedette Laurent Turcot faisait l’objet d’une nouvelle enquête pour plagiat de l’Université du Québec à Trois-Rivières où il enseigne.
L’un de ses principaux employeurs, Radio-Canada, n’a pas été troublé par ces accusations et maintient à ce jour ses nombreuses collaborations avec Turcot comme les émissions Fan d’histoire ou La folle histoire de la médecine (tout comme elle l’avait fait la dernière fois). Après tout, il fait du clic, il parle bien, il est populaire, pourquoi s’en priver?
Sur les réseaux sociaux, ses fans ont quant à eux rapidement pris sa défense : il « raconte » si bien l’Histoire! Il est si passionné! Pourquoi s’inquiéter de plagiat alors qu’il donne le goût de l’Histoire à tout un peuple?
Cette chronique ne porte pas sur Laurent Turcot ou ses fautes méthodologiques, mais sur ce que nous disent ces réactions.
Quelle vulgarisation?
Dans les médias grand public, l’histoire se présente le plus souvent comme une simple succession de faits, d’évènements ou d’anecdotes qu’il suffit de rapporter le plus habilement possible. L’historien⋅ne doit alors se faire conteur ou conteuse, donner un bon spectacle et idéalement offrir une « expérience » facilement mise en marché.
On me dira avec raison qu’il faut bien vulgariser, trouver une façon de rendre accessible des informations complexes pour des non-expert⋅es, mais est-ce vraiment de ça dont il s’agit?
On fait passer pour de la vulgarisation scientifique ce qui relève du conte pour adulte.
L’histoire est une science ayant pour objet l’analyse méthodique des phénomènes sociaux et de leurs transformations dans le temps.
Si les évènements, les dates ou les personnages sont évidemment incontournables, ils n’en restent pas moins, pour reprendre les mots de l’historien québécois Pierre Bonnechere, que ce ne sont que les données de base « avec lesquel[le]s l’historien doit faire la lumière sur le passé, comme la connaissance des organes est la base fondamentale de la médecine, mais non son but ultime ».
L’historien⋅ne n’a pas pour fonction de « raconter » le passé, mais de l’analyser. D’interpréter une multitude de phénomènes sociaux, politiques, économiques ou culturels et d’en extraire des éléments de compréhension.
Le problème de l’histoire-spectacle ne provient pas de son désir (tout à fait honorable) de s’adresser au grand public, mais du fait que trop souvent, elle n’a rien à voir avec les sciences historiques et leur portée explicative. On fait passer pour de la vulgarisation scientifique ce qui relève du conte pour adulte.
Des calories vides
Pourquoi ça marche? Pour la même raison qu’on va au théâtre ou au cinéma : nous aimons les bonnes histoires racontées par des individus charismatiques. L’extrême popularité de Laurent Turcot le montre bien.
Mais au-delà des récits de bataille grandiloquents, des biographies larmoyantes, des visites guidées de palais, ou des tops 10 des papes les plus sexys, qu’en tire le public, outre un divertissement passager et rapidement oublié? Pour le dire plus brutalement : à quoi ça sert? Comme le remarque l’historien français Antoine Prost, « l’histoire médiatique n’est pas disqualifiée par ses méthodes […], mais par ses questions, qui sont futiles ».
Je le répète souvent dans mes chroniques, l’histoire est par essence une science de la complexité, de la critique et de la déconstruction. Au-delà des évènements et des dates, elle cherche en définitive à saisir les dynamiques profondes qui animent les sociétés ou les cultures étudiées.
L’historien⋅ne n’a pas pour fonction de « raconter » le passé, mais de l’analyser.
Ce faisant, elle conteste les récits institutionnels, elle déboulonne les statues (symboliquement ou littéralement) elle historicise les idéologies dominantes, elle relativise nos idées, nos valeurs, nos goûts et nos pratiques et permet de penser le fonctionnement et la complexité des sociétés humaines.
Pour faire simple, l’histoire nous force à réfléchir sur nous, notre société et notre monde. Trop ardu? C’est justement là que doit intervenir la vulgarisation!
Hors des cercles académiques, on permet rarement aux historien⋅nes d’exercer ce travail. Généralement, ceux et celles qu’on invite dans les médias généralistes se gardent d’ailleurs bien de donner la moindre portée analytique ou critique à leurs interventions. Prétextant la neutralité, iels proposent souvent des récits consensuels, propres et polis n’ébranlant aucune certitude et offrant au public la possibilité – pour paraphraser bien malhabilement les Vulgaires machins – de se cultiver dans la complaisance.
Une mésentente
On ne penserait pas inviter à heure de grande écoute un⋅e virologue pour nous raconter des histoires amusantes sur ses virus favoris en compagnie de l’humoriste du moment. Pourquoi s’entête-t-on alors à demander aux historien⋅nes de nous divertir?
Même de bonnes émissions qui évitent les pires outrances comme Kebek à Télé-Québec ou Aujourd’hui l’histoire à Radio-Canada en viennent régulièrement à raconter plutôt qu’à analyser, à conforter plutôt qu’à critiquer, à folkloriser plutôt qu’à déconstruire.
Prétextant la neutralité, iels proposent souvent des récits consensuels, propres et polis n’ébranlant aucune certitude.
Les diffuseurs croient-ils le public trop bête pour recevoir des informations plus complexes? D’excellentes émissions comme Moteur de recherche, Les années lumière ou Découverte à Radio-Canada révèlent qu’on peut vulgariser la science sans infantiliser l’auditoire, sans mise en narration excessive et sans vedettes.
De l’autre côté de l’Atlantique, Le cours de l’histoire ou Concordance des temps sur France culture montrent quant à elles qu’on peut faire de même pour les sciences historiques et qu’on peut même parler pendant une heure avec des expert⋅es du sujet abordé!
Les réactions du public au « Turcotgate » ne provient pas d’un manque de culture, mais d’une mésentente généralisée sur ce que font en réalité historien⋅nes. Tant les médias, la culture populaire que l’enseignement secondaire continuent à les présenter comme des espèces de pages Wikipédia ambulantes connaissant par cœur une série de dates, de noms et de statistiques.
Bien plutôt, il s’agit de chercheurs et de chercheuses dont la réelle expertise, qui se trouve de côté de l’analyse et de l’explication, mérite de servir l’intérêt public.