Malgré sa récente inculpation pour viol et trafic d’être humain, Andrew Tate demeure une personnalité qui suscite l’admiration de certains jeunes garçons, y compris à Montréal.
« Qui sont les personnes qui vous inspirent? » C’est grosso modo la question qu’a posée Ismaël Seck dans le cours d’éthique et culture religieuse qu’il enseigne, en plus des mathématiques, à ses élèves du secondaire, dans un quartier central de Montréal.
Ce jour-là, spontanément, quelques garçons répondent tout de suite. « Moi, j’aime Andrew Tate! » D’autres acquiescent : « Ouais, moi aussi! »
L’enseignant est pris de court par l’enthousiasme de ses élèves pour l’influenceur tristement célèbre pour son discours violemment misogyne, mais aussi homophobe et raciste et généralement associé à l’extrême droite, ainsi que pour ses démêlés judiciaires pour trafic d’êtres humains, viol et participation à un groupe criminel organisé voué à l’exploitation sexuelle.
Ismaël Seck décide de lancer la conversation pour questionner la croyance de ses élèves, en prenant soin d’éviter tout jugement.
« Il dit des choses qui sont vraies », soutient un élève lorsqu’on lui demande ce qui explique son engouement.
Même si les fans de l’influenceur ne parviennent pas à élaborer davantage, ce qui devient clair, dès lors, c’est que les propos de Tate trouvent un écho auprès de certains jeunes garçons.
Et ceux qui se sont manifestés dans la classe de M. Seck ne sont pas seuls. En 2022, un sondage effectué auprès de plus de 14 000 adolescents aux États-Unis l’avait classé au premier rang des personnalités les plus aimées des réseaux sociaux.
« Ce ne sont pas seulement les gens que les élèves côtoient dans leur quotidien qui les inspirent, c’est aussi beaucoup ce qui se passe sur internet », remarque Ismaël Seck.
« Pour quelqu’un qui n’a pas développé toute sa capacité de raisonnement et qui ne s’informe que par des médias sociaux ou presque, [Andrew Tate] devient comme un modèle », pense Laurence Grondin Robillard, doctorante en communication à l’Université du Québec à Montréal.
Effets algorithmiques
Pour les élèves de M. Seck, comme la majorité des jeunes de leur âge, ce sont TikTok et Instagram qui ont la cote. C’est là qu’ils accèdent à des vidéos où on peut voir Tate tantôt tenir des propos choquants et méprisants envers les femmes, tantôt offrir des conseils financiers en se pavanant devant ses nombreuses voitures de luxe.
Bien que les comptes de l’influenceur sur ces plateformes aient été retirés, ses partisans continuent de partager son contenu. Rappelons que celui-ci est notamment diffusé via Twitter, dont Tate avait été banni mais où il a été réinvité par le milliardaire de droite Elon Musk lorsqu’il s’est approprié la plateforme.
« Je n’aime pas dire que c’est “à cause des médias sociaux”, mais ça fait partie du problème », explique Laurence Grondin Robillard. Selon elle, la montée d’Andrew Tate est partiellement attribuable à l’effet de nouveaux algorithmes, qui ont propulsé ses vidéos bien au-delà de sa base habituelle.
« Il y a beaucoup d’autodéfense numérique qui est à développer chez les jeunes parce qu’ils n’ont pas nécessairement l’esprit critique pour identifier le vrai et le faux et nuancer l’information que les algorithmes leur donnent sur les réseaux sociaux. »
Ismaël Seck
« Au début, quand Andrew Tate est apparu sur les médias sociaux, c’était surtout du contenu d’entrepreneuriat, des conseils de vie », rappelle-t-elle. Elle souligne qu’avant 2016, les algorithmes de recommandation tendaient à présenter seulement du contenu conforme aux intérêts des internautes, de sorte que les utilisateurs évoluaient en ligne parmi leurs communautés de prédilections.
Puis, « on a commencé à nous montrer du contenu dérangeant pour nos valeurs et nos croyances », estime-t-elle. « C’est comme ça que Andrew Tate a pu laisser sa marque, et il a pu circuler davantage. En copiant Trump ou d’autres personnalités du genre, en disant des choses choquantes, des propos misogynes. »
C’est là que ça se corse, selon la chercheuse, car ces algorithmes demeurent des boîtes noires, propriétés privées de multinationales hyper puissantes, sur lesquelles les enseignant·es, les parents et la société n’ont évidemment pas de contrôle.
« Ce que l’élève visionne dans ses temps libres, nous, on n’a aucun contrôle là-dessus », acquiesce Ismaël Seck.
« Il y a beaucoup d’autodéfense numérique qui est à développer chez les jeunes parce qu’ils n’ont pas nécessairement l’esprit critique pour identifier le vrai et le faux et nuancer l’information que les algorithmes leur donnent sur les réseaux sociaux. »
Trouver le « vrai »
Un peu plus tard durant l’année scolaire, cette fois dans son cours de mathématique, Ismaël Seck souligne la Journée internationale des droits des femmes en commençant la leçon par une présentation des physiciennes noires Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson, qui ont contribué aux premières missions lunaires et dont l’histoire est relatée dans le film Figures de l’ombre.
L’enseignant avait prévu cinq minutes à l’effet, mais la discussion s’éternise. « Qu’est-ce qui vous dit, monsieur, que cette histoire-là dont vous nous parlez, c’est vrai? » questionne un jeune.
Malgré les explications de l’enseignant pour expliquer que le film est basé sur des faits réels, plusieurs élèves demeurent sceptiques. Ils remettent aussi en question les difficultés liées au genre auxquelles ont fait face les héroïnes.
Laurence Grondin Robillard associe cette remise en cause des faits historiques, ou encore du journalisme, aux effets de la pandémie et du confinement chez les jeunes. « Des enfants qui ont vécu la pandémie sur leurs cellulaires en confinement, sur Instagram et TikTok. »
« S’ils s’informent sur les médias sociaux, il y a de fortes chances qu’ils n’ont pas tout l’éventail de l’information », pense-t-elle en ajoutant qu’elle s’attend à recevoir davantage de réactions sceptiques de la part de ses propres étudiant·es du baccalauréat à l’Université.
Apprendre à s’écouter
« J’ai trouvé ça lourd par moments, dans ma classe, parce que je devais beaucoup m’impliquer en tant que prof pour m’assurer que les filles puissent avoir le droit de parole et qu’on les écoute », souligne aussi M. Seck. « J’ai trouvé ça difficile, cette année particulièrement. »
Du côté des gars, aucun problème quand il s’agit de prendre la parole. Lorsque les filles s’expriment, ils n’hésitent pas à répondre, voire à leur couper la parole, selon l’enseignant. « Au final, sur 25 minutes de discussions, c’était plutôt des réactions de gars qui se sentaient plutôt menacés que je souligne la Journée internationale des droits des femmes. »
« J’enseigne à mes élèves à être dans une société démocratique, alors il faut qu’on prenne ces moments-là pour discuter, pour débattre et apprendre à le faire dans le respect et dans l’écoute, surtout des opinions discordantes. »
Ismaël Seck
Ce jour-là, s’est ensuivie une petite leçon improvisée d’Ismaël Seck sur les réparations et les mesures de reconnaissance des droits des groupes opprimés, que ce soit les femmes, les Autochtones, les Noir·es…
« J’enseigne à mes élèves à être dans une société démocratique, alors il faut qu’on prenne ces moments-là pour discuter, pour débattre et apprendre à le faire dans le respect et dans l’écoute, surtout des opinions discordantes. »
« Je n’ai pas la prétention de leur dire “c’est mauvais ou c’est dangereux ce que tu penses”, mais j’essaie vraiment de leur montrer d’autres perspectives et de les questionner par rapport à ce qu’ils pensent. »
« Je me dis, au moins, avec mes élèves on peut discuter. »