Les ravages de la ségrégation scolaire sur l’apprentissage du français

L’école à trois vitesses pourrait être en cause dans ce que le ministre Drainville qualifie de « dégringolade » des résultats en français, pensent des expert·es.

La semaine dernière, le ministre de l’Éducation Bernard Drainville a annoncé son plan afin d’améliorer les résultats en français qui dégringolent depuis quelques années chez les élèves du secondaire. La semaine précédente, la CAQ a également rejeté une motion de Québec solidaire qui visait à reconnaître les inégalités causées par l’école « à trois vitesses » au Québec. Or, selon des expert·es, la ségrégation scolaire entre les élèves plus ou moins performants pourrait être en cause dans la piètre qualité du français parmi les jeunes.

« N’importe quel professeur de cégep pourrait vous dire que les écarts entre les étudiants sur le plan du français, à l’écrit, à la structuration de la pensée, à l’orthographe, à la grammaire, ont augmenté depuis une dizaine d’années », lance Claude Lessard, professeur émérite à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et président du Conseil supérieur de l’éducation de 2011 à 2015.

Selon le chercheur, c’est le mot qui court parmi les enseignant·es au niveau collégial. Ainsi, si les taux de réussite en français semblent dégringoler, c’est peut-être parce que le fossé se creuse entre les élèves forts et faibles.

De récentes données démontrent que le taux de réussite à l’examen écrit en secondaire cinq est passé de 79 % en 2019 à 69 % en 2022. La même année, plus de la moitié des élèves de la province n’ont pas obtenu la note de passage en grammaire et en orthographe.

Pour répondre au problème, le ministre de l’Éducation Bernard Drainville a proposé la semaine dernière de réviser le programme de français. Il souhaite également que les élèves écrivent davantage et que les fautes soient corrigées dans toutes les matières.

Pendant ce temps, le 1er juin, le gouvernement de la CAQ a aussi rejeté une motion déposée par Québec solidaire qui visait à faire reconnaître l’existence de l’« école à trois vitesses ».

Au Québec, l’école à trois vitesses est divisée entre le secteur privé sélectif, qui est pourtant subventionné par le gouvernement, les programmes particuliers offerts par certaines écoles publiques, exerçant eux aussi un pouvoir de sélection, et enfin le public régulier non sélectif. C’est dans cette dernière catégorie que se concentre une majorité d’élèves défavorisés et en difficulté, qui obtiennent de moins bons résultats scolaires.

Ce système est critiqué jusqu’à l’ONU parce qu’il perpétue les inégalités sociales : l’école à trois vitesses ségrègue les élèves sur la base de leur réussite scolaire et souvent, de facto, selon leur statut socio-économique. Cela a un impact sur leurs résultats scolaires : réunir les élèves en difficulté nuit à leur réussite, tandis que la mixité améliore les résultats de tout le monde, selon la recherche existante.

À l’école des inégalités

C’est ce qu’avait démontré Alain-Guillaume Marcotte-Fournier dès 2015 dans son mémoire de maîtrise, pour lequel il avait sondé 38 classes. « Lorsque deux élèves avaient les mêmes caractéristiques individuelles, l’élève scolarisé dans un groupe plus favorisé sur le plan matériel semblait être plus avantagé » dans ses résultats que l’élève placé dans une classe composée d’élèves plus défavorisé·es, explique celui qui enseigne désormais la science dans une école secondaire de Sherbrooke.

« Lorsque des élèves en difficulté sont concentrés dans les établissements publics réguliers, notamment dans les quartiers défavorisés, les niveaux scolaires seront moins élevés », explique aussi Karine Fofou, doctorante en sociologie qui s’intéresse depuis plusieurs années aux effets de l’école à trois vitesses.

« Il va forcément y avoir une répercussion sur la maîtrise du français, même s’il n’est pas direct. »

Comme son nom l’indique, dans ce système à trois voies, chacune d’entre elles évolue à un rythme différent, entraînant les élèves qui s’y retrouvent vers une trajectoire de vie tout aussi distincte. Selon une étude de l’Université Laval, les élèves qui se retrouvent au public régulier auront moins de chances de poursuivre leurs études au cégep et à l’université. 

« C’est le cercle vicieux de l’école à trois vitesses. Dans un système comme celui-là, les écarts se creusent. »

Claude Lessard

Même les élèves qui persistent et réussissent malgré les conditions d’apprentissage difficile seront pénalisé·es lorsqu’ils et elles accèderont aux niveaux collégial et universitaire, pense aussi Karine Fofou. « Ils vont se rendre compte qu’ils ont un niveau moins bon que les autres, qui ont été scolarisés dans des établissements privés ou des établissements publics enrichis et qui ont eu des enseignements plus approfondis. »

Comment la mixité améliore le français

« Les établissements privés et les établissements publics enrichis préparent très bien leurs élèves à la maîtrise de la langue, à la littératie », signale Karine Fofou. « Ils ont compris que la base de la réussite, c’est vraiment la maîtrise de la langue au sens de littératie : pouvoir s’exprimer, pouvoir comprendre de manière approfondie un texte, développer un esprit critique. »

Qui plus est, la maîtrise du français est plus fortement corrélée à l’origine socio-économique que d’autres compétences, comme les mathématiques, selon la doctorante. « Le registre [de langue] soutenu est un registre pratiqué de manière plus naturelle dans les milieux sociaux aisés », explique-t-elle. « Les enfants vont grandir avec une aisance langagière, ce qui n’est pas le cas dans un milieu défavorisé. »

« Lorsque des élèves en difficulté sont concentrés dans les établissements publics réguliers, notamment dans les quartiers défavorisés, les niveaux scolaires seront moins élevés. »

Karine Fofou

Cependant, plus au cours de sa vie un enfant est exposé à un milieu hétérogène, avec une meilleure mixité sociale et académique, où il est exposé à des niveaux de langue plus soutenus, plus son niveau de littératie en sera amélioré.

Et inversement, « une concentration d’élèves défavorisés […] ça fait qu’ils n’ont pas les mêmes chances de progression que s’ils étaient dans un milieu plus hétérogène, où ils pourraient interagir avec davantage de personnes qui maîtrisent la langue. »

Cela rend aussi la tâche particulièrement ardue pour ceux et celles qui apprennent le français pour la première fois et qui sont isolé·es en classe d’accueil avant d’intégrer majoritairement le public régulier. 

Cursus différentiels

Dans son plus récent bulletin, l’Observatoire québécois des inégalités rapporte les effets grandissant de l’école à trois vitesses sur la matière enseignée. Si en théorie, chaque enseignant·e doit respecter le curriculum de l’école québécoise tel que défini par le ministère de l’Éducation, en réalité sa mise en œuvre varie considérablement selon la filière, ou la « vitesse » de l’environnement où il est enseigné.

« Au fur et à mesure que les groupes-classes se différencient en termes de capacité et en termes socio-économiques […], les profs adaptent nécessairement le curriculum », explique Claude Lessard, qui est l’un des auteurs du bulletin.

Si l’écart des résultats de français a augmenté, c’est peut-être en raison des différences curriculaires, soupçonne le chercheur.

« N’importe quel professeur de cégep pourrait vous dire que les écarts entre les étudiants sur le plan du français, à l’écrit, à la structuration de la pensée, à l’orthographe, à la grammaire, ont augmenté depuis une dizaine d’années. »

Claude Lessard

« Dans les groupes [du public régulier], inévitablement, les attentes des enseignants baissent. Ils s’adaptent, ils essaient de survivre, d’aller à l’essentiel. » Le contenu enseigné est dès lors restreint, et avec lui les apprentissages des élèves.

Les enseignants « vont passer beaucoup plus de temps à gérer des situations d’incivilités que sur les apprentissages à proprement parler. Donc on va se rendre compte que les élèves vont moins bien progresser », acquiesce Karine Fofou.

Ce serait tout le contraire dans les classes composées d’élèves forts, envers qui les attentes seraient plus élevées et qui auraient donc accès à un contenu plus complet.

« C’est le cercle vicieux de l’école à trois vitesses. Dans un système comme celui-là, les écarts se creusent », tranche Claude Lessard.

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