Comment faire fortune en achetant des milieux naturels à protéger?

Vous êtes propriétaire d’un milieu naturel? Bravo, vous êtes éligible à devenir millionnaire, simplement en surfant sur la crise de l’effondrement de la biodiversité.

Une tendance inquiétante se dessine dans les tribunaux québécois : l’indemnisation des propriétaires fonciers pour « expropriation déguisée » lorsqu’une collectivité impose des mesures pour assurer la conservation de leurs terrains naturels. Le tout sur le dos de nos pauvres fonds publics, évidemment.

Si on ajoute dans l’équation la spéculation foncière qui prolifère, il y a de quoi s’inquiéter pour notre capacité collective à sauver la nature qui nous protège des impacts du réchauffement climatique.

Il y a quelques jours, on apprenait que la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) était poursuivie pour plus de 400 millions $ à la suite de l’adoption d’un règlement visant à protéger des milieux naturels sur son territoire. Cela équivaudrait à une expropriation déguisée, selon les propriétaires derrière la poursuite.

En effet, conserver la nature, cela signifierait retirer le droit aux propriétaires d’éventuellement, peut-être, un jour, y construire des condominiums et d’ainsi, peut-être, un jour, gagner beaucoup de sous.

J’ai investi, alors j’exige que la société me rembourse.

Par exemple, la Ville de Rosemère et la CMM se font réclamer 278 millions $ pour avoir protégé un ancien terrain de golf qui pourrait redevenir un milieu naturel et qui avait été acheté pour 18 millions $ par un promoteur en 2018. Un beau gros 260 millions $ de profits en cinq ans, juste pour ne pas développer un projet immobilier : quelle bonne affaire!

Plutôt que vider ses poches, la CMM veut que ce soit le gouvernement du Québec qui paie la facture si elle est condamnée pour expropriation déguisée. Et cela serait bien normal : ce fardeau financier doit reposer sur l’ensemble de la collectivité québécoise et non pas seulement sur les fonds des municipalités qui ont encore des terrains naturels à protéger pour le bien de tou·tes.

A-t-on vraiment les moyens de racheter le vivant?

La cible internationale admise par les pays du monde est de conserver 30 % du territoire terrestre et maritime d’ici 2030. Est-il réaliste d’atteindre cet objectif par l’acquisition de terrains privés à gros prix avec des fonds publics?

Pour donner une idée, le Plan métropolitain d’aménagement et de développement de la CMM de 2012 indique que 155 hectares d’espaces boisés ont été acquis par le Fonds vert pour un total de 11,6 millions $, soit près de 75 000 $ l’hectare. Or, le PMAD identifie 41 452 hectares de bois et de corridors forestiers qui pourraient devenir des aires de conservation du Grand Montréal… À ce prix, cela coûterait donc plus de trois milliards $ pour les acquérir!

Est-il réaliste d’atteindre nos objectif de conservation de la nature en achetant des terrains privés à gros prix avec des fonds publics?

Récemment, à Laval, un milieu humide de 5,5 hectares a été acquis pour la modique somme de 6,5 millions $. Qui dit mieux?

Jouer, c’est gagner d’office

J’ai appris que l’« expropriation déguisée » est un concept bâti par les tribunaux au fil des décennies et les critères qui l’entourent sont flous. Auparavant, les actions des municipalités pour protéger l’environnement étaient vues avec bienveillance par les tribunaux, jusqu’à un récent et soudain revirement.

En effet, les tribunaux semblent dorénavant considérer qu’un terrain laissé au naturel est, en fait, un terrain en attente d’être développé, qu’importe si un projet existe réellement ou non.

Les tribunaux bâtissent une notion d’expropriation déguisée favorable aux propriétaires privés plutôt qu’aux actions de conservation dans l’intérêt collectif.

Par exemple, dans une affaire récente, la citoyenne Ginette Dupras réclamait 4,5 millions $ à la Ville de Mascouche pour un terrain de dix hectares qu’elle avait acquis pour… 1 $ symbolique en 1976. Alors qu’elle voulait s’informer du potentiel de ce terrain qu’elle n’avait pas visité en plus de 30 ans, Mme Dupras a découvert que le zonage avait été modifié pour la conservation en 2006. Le simple fait qu’elle ne puisse alors plus le développer comme elle l’aurait fait, peut-être, un jour, cela a suffi pour obtenir la condamnation de la Ville, qui doit lui verser une indemnité de 436 000 $.

En bâtissant une notion d’expropriation déguisée largement en faveur des propriétaires privés plutôt que des actions de conservation dans l’intérêt collectif, les tribunaux sont déconnectés de la gravité et de l’urgence des crises environnementales.

Qu’importe si le réchauffement climatique s’intensifie, le risque financier n’est pas tolérable.

Si beaucoup de gens au cœur d’or font don de leurs terrains à des organismes de conservation, d’autres y voient des opportunités en or. En effet, avec une telle attitude des tribunaux, il suffit d’acquérir des milieux naturels qui ont un potentiel de conservation, d’attendre un changement de zonage ou de demander une autorisation de développement et de se faire dire non… pour s’indigner ensuite devant les tribunaux de la perte d’un rêve immobilier et être indemnisé avec l’argent public.

À quoi bon s’infliger les tracas d’un vrai projet alors qu’on peut gagner d’office, sans rien faire? 

Les recours pour expropriation déguisée semblent être à la mode. Des entreprises d’énergies fossiles attaquent aussi le gouvernement québécois pour des millions $ en raison d’une supposée « expropriation illégale et déguisée » de leurs permis d’exploration pétrolière et gazière, même quand le potentiel commercial n’a jamais été démontré.

Qu’importe si le réchauffement climatique s’intensifie, le risque financier n’est pas tolérable : j’ai investi, alors j’exige que la société me rembourse.

À un alinéa d’un changement de paradigme

J’ai appris qu’il suffirait de modifier l’article 113 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme pour éteindre le feu de brousse jurisprudentiel de l’expropriation déguisée. Il faudrait simplement ajouter que l’exercice des pouvoirs réglementaires par les municipalités à des fins de protection de l’environnement ne donne pas lieu au versement d’une compensation aux propriétaires fonciers touchés.

Plus encore, imaginez si, demain, le gouvernement du Québec décrétait que tous les milieux naturels existants sont protégés et que cela nécessite désormais une autorisation spéciale, difficile à obtenir, pour pouvoir y construire. Cela vous paraît impossible? Pourtant, on a déjà fait preuve d’un courage similaire au Québec pour la protection du territoire agricole!

Finalement, ce n’est pas si impossible, pas vrai? Mais pour cela, le monde juridique doit, lui aussi, débuter sa transition socio-écologique…