À la défense des bibliothèques
Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.
– Édouard Louis, Qui a tué mon père
Le mois d’avril a commencé en grand pour les militant·es 2SLGBTQIA+ de la région métropolitaine. Deux jours après la Journée de la visibilité trans, un groupe d’extrême droite invité par le complotiste François Amalega Bitondo, a tenté de manifester à la bibliothèque municipale de Sainte-Catherine contre la tenue de l’heure du conte en drag.
Ça fait quelques mois qu’on entend des controverses ici et là concernant cette activité organisée depuis plusieurs années dans les bibliothèques publiques. C’est la première fois, toutefois, qu’on se heurte à une véritable mobilisation. En tous cas, au Québec.
Les bibliothèques, refuge queer
Les bibliothèques sont un refuge pour beaucoup de personnes queers et doivent le demeurer. Un tiers-lieu où on peut se rencontrer, s’éduquer, ou simplement attendre que le téléphone charge.
Ce ne sont pas des endroits parfaits et il y a encore beaucoup à faire pour les rendre aussi accueillants et accessibles que l’on souhaiterait. Mais les bibliothèques constituent tout de même, avec les maisons de la culture, une infrastructure publique improbable dans le capitalisme avancé. Les artistes, les travailleur·euses autonomes, les éducateur·ices – ou les trois – peuvent y toucher à un peu de l’argent public destiné à soutenir leur pratique.
Moi-même et plusieurs de mes collègues employé·es du réseau faisons aussi partie de la communauté 2SLGBTQIA+.
Les bibliothèques sont un refuge pour beaucoup de personnes queers et doivent le demeurer.
Une perception courante par rapport à l’heure du conte, c’est que ça permettrait aux enfants (et aux parents) de « s’ouvrir à la diversité », mais c’est plus que ça. Ces activités communautaires sont peut-être des moments d’éducation pour les cis hétéros, mais le public cible, ce sont les enfants queers. On sait la différence que ça peut faire dans la vie d’une personne d’avoir un contact avec la communauté et ses pratiques.
Illes appellent ça du grooming, mais défendre l’heure du conte, c’est défendre notre place dans ce tiers-lieu communautaire et professionnel.
Les queers contre-attaquent
Heureusement, le P!nk bloc et Montréal antifasciste sont aux aguets et ont relayé un appel à la mobilisation pour s’assurer que les fachos ne puissent pas manifester en paix. Parce qu’il faut que ce soit clair : si, pour vous, la présence de militant·es d’extrême droite aux abords d’événements tenus par et pour la communauté est une question de liberté, de gros bon sens ou de « vivre et laisser vivre », vous n’êtes visiblement pas les personnes visé·es. Vous êtes au mieux des allié·es, shut up and listen.
Il ne fait aucun doute pour moi que nous devons être fermes dans notre refus de nous laisser intimider et faire front commun dès qu’un·e d’entre nous est menacé·e. On ne peut pas ignorer les fachos en espérant qu’ils se tannent. Je sais, souvent, on préfèrerait éviter l’attention, mais reculer ne fait qu’accélérer notre inévitable retour à la clandestinité sous la menace de violence.
Le cas de la Floride est parlant : la répression des personnes et de la communauté queers pourrait vous propulser à la présidence de la première puissance mondiale.
On ne peut pas ignorer les fachos en espérant qu’ils se tannent.
Il existe toutefois des pratiques qui nous permettent d’endiguer une possible escalade de la haine avant qu’il ne soit trop tard. Ce sont ces tactiques que met de l’avant le P!nk bloc. J’en ai discuté jeudi dernier sur Signal avec un·e militant·e du groupe.
D’emblée, iel veut revenir sur l’action menée à Sainte-Catherine : « Moi ce que j’aimerais qu’on retienne, c’est que c’est une victoire. Les fascistes n’ont pas manifesté. »
La défense communautaire, c’est prendre l’espace à la place de l’extrême droite. C’est un jeu subtil qui vise à occuper le terrain à la place de l’adversaire sans escalader le conflit. La désescalade est un élément crucial de la tactique parce qu’il existe un équilibre fragile à maintenir pour éviter que la police ne prenne le camp des adversaires. Les premiers qui se fâchent perdent.
Heureusement, les queers ont leur irrévérence et leur répartie légendaires en leur faveur. À Sainte-Catherine, les stratégies historiques du P!nk bloc – cape rose, déguisements, paillettes et musique – ont permis de prendre de la place de façon festive.
Mais ça demandait quand même de délimiter la zone occupée par le party et de repousser les militants fascistes, souvent à l’aide de bannières. Il y avait une diversité des tactiques, au sein même du rassemblement. Lae militant·e admet toutefois qu’« à un moment ça se mélangeait toute. Il y a eu plus de fachos qu’on pensait ». Mais le groupe a tenu bon et a défendu son bout de terrain.
Faire front commun
Si mon interlocutaire est seulement agacé·e des efforts de certaines personnes plus privilégiées de la communauté à démobiliser l’effort de défense communautaire, j’en suis personnellement choquée. Une présence trop timide de notre part peut affecter sérieusement la sécurité des défenseur·es. C’est ce qui a rendu les fascistes plus arrogants et a mené à l’agression d’une militante, qui s’est apparemment bien défendue. Plus de peur que de mal cette fois-ci.
« Moi ce que j’aimerais qu’on retienne, c’est que c’est une victoire. Les fascistes n’ont pas manifesté. »
Un·e militant·e du P!nk bloc
La présence de militants fascistes bien connus et leur nombre a en effet de quoi inquiéter, il est donc impératif de se serrer les coudes et de garder notre sang froid.
Le P!nk bloc a d’ailleurs quelques trucs pour celleux qui voudraient se mobiliser dans le futur et rester en sécurité autant que possible. Premièrement, il ne faut pas se laisser filmer : « ils vont vouloir nous filmer pour faire du doxxing après » (d’où les déguisements). Ensuite, il faut s’assurer de venir en groupe et d’avoir un·e binôme, c’est-à-dire une personne qui arrivera et repartira en même temps que soi. Il faut aussi s’assurer que l’appel à manifester vient d’une source crédible, par exemple le P!nk bloc ou Montréal antifasciste, pour éviter de potentiels trolls.
Finalement, le plus élémentaire : connaître le risque. Certains événements peuvent être festifs et d’autres plus confrontationnels, portez attention à qui sont les instigateurs du rassemblement de droite. Xavier Camus fait un suivi assez serré de ces milieux si vous vous demandez à qui vous avez affaire.
C’est sûr qu’à ce point-ci, il y a de quoi être déprimé·e. Mais la victoire de Sainte-Catherine a envoyé un message d’unité et de force contre la menace d’extrême droite. Le constat est surprenamment optimiste pour l’instant : « Quand on organise quelque chose, les gens se pointent. »
Ça augure bien pour l’avenir.