La mémoire (des autorités) est une faculté qui oublie
Le 16 février 2023, en plein Mois de l’histoire des Noirs, dans son rapport, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) avait fait savoir qu’aucune accusation criminelle ne serait déposée contre les policiers impliqués dans la mort de Jean René Junior Olivier. On doit se rappeler qu’Olivier, un homme noir, avait été abattu par des policiers du Service de police de la ville de Repentigny (SPVR) le 1er août 2021 après que sa mère ait appelé les services d’urgence en raison de l’état d’instabilité psychologique de son fils.
Selon l’analyse par le DPCP du dossier confectionné par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), l’usage de la force et des armes à feu était justifié.
Selon moi, ce qui a manqué dans l’évaluation du dossier de Junior Olivier par le DPCP est la considération du contexte historique des relations entre la communauté noire de Repentigny et son service de police.
Lorsqu’on dit que la mémoire est une faculté qui oublie, de qui parlons-nous exactement?
Le 27 février 2023, le groupe Lakay de Repentigny et la Coalition Rouge ont demandé au ministre de la Sécurité publique d’ordonner une enquête publique de la coroner en chef sur les causes et les circonstances entourant la mort de Junior Olivier. La même journée, sa famille a déposé une poursuite contre la Ville de Repentigny, son service de police et les policiers concernés pour 430 000.
Pour la communauté noire de Repentigny et la famille de Junior, leurs mémoires n’ont rien oublié.
Le profilage racial
La définition du profilage racial établie par la Commission des droits de la personne (CDPDJ) en 2005 le définit comme étant une pratique illicite des forces de l’ordre consistant à utiliser des stéréotypes liés à la race et la couleur d’une personne par exemple, pour déterminer s’il convient de l’arrêter, de la fouiller ou d’enquêter sur elle pour une activité criminelle présumée.
Mais le profilage racial, c’est aussi les stéréotypes raciaux sur la propension des noirs à la criminalité, qui ont historiquement conduit la police nord-américaine à faire un usage excessif de la force et à répondre à un danger présumé par une force extrême, voire meurtrière.
Dans l’affaire R. c. Le, la Cour suprême du Canada nous rappelle que le profilage racial par les forces de l’ordre est le plus souvent une question de préjugés implicites et d’utilisation de stéréotypes acquis par les policiers sur la race et la criminalité.
La Cour suggère que le phénomène peut pénétrer le mode de fonctionnement « normal » d’un service de police – comme cela semble bien s’être produit à Repentigny – et devenir, contrairement à un certain discours populiste, systémique!
Je m’en souviens
Depuis plus d’une dizaine d’années, à Repentigny, les communautés noires font l’objet de pratiques de surveillance, d’interpellations et d’arrestations et d’usage de force excessive de la part du SPVR, le tout alimenté par des préjugés et des stéréotypes produisant des situations de profilage racial. La mort de Jean René Junior Olivier fut le point culminant de l’escalade d’une série d’incidents raciaux entre le SPVR et la communauté noire de Repentigny.
Ayant moi même été impliqué dans plusieurs de ces dossiers pour accompagner les victimes, ma mémoire ne les a pas oubliées. Et celle des victimes les laisse encore moins oublier ce qu’elles ont vécu.
En 2013, deux jeunes enfants noirs de douze ans, Shewany Tshilombo et Kélian Ruault, se sont fait profiler par le SPVR. Après une plainte à la Commission des droits, le service de police et trois de ses agents ont dû payer 42 000 $ en dommage moral et punitif. L’affaire a été amenée en appel par la Ville de Repentigny et dix ans après l’évènement, elle sera tranchée au Tribunal des droits de la personne en 2023.
Les jeunes hommes et leurs familles ne peuvent rien oublier : leur enfer continue.
Dans de tels incidents, une analyse contextuelle et historique est nécessaire pour comprendre et évaluer le profilage racial sous toutes ses formes.
En 2017, Leslie Blot (30 ans) a été arrêté alors qu’il était assis dans le véhicule de sa compagne immatriculé à Laval, sur sa propriété, gonflant des ballons à une fête d’enfant. M. Blot s’est retrouvé menottes aux poings, coffré sous les yeux de son fils de trois ans, affolé, qui n’y comprenait rien. Il a été accusé d’entrave pour refus de s’identifier aux policiers.
Quatre ans plus tard, en juillet 2021, la CDPDJ a reconnu que M. Blot avait été victime de profilage racial quand des policiers l’ont arrêté alors qu’il ne faisait rien de plus terrible que de gonfler des jouets pour amuser sa famille. Repentigny en appelle de la décision.
M. Blot n’a rien oublié.
En 2017, François Ducas (50 ans), professeur au secondaire, a été interpellé et menotté parce que son véhicule était immatriculé au nom de sa conjointe. Dans une décision rendue en octobre 2021, la Commission des droits a demandé à la Ville de Repentigny et à trois policiers de verser 35 000 $ à M. Ducas.
L’affaire a été portée au Tribunal des droits de la personne par la Ville de Repentigny. En juillet 2022, cinq ans après l’incident, le Tribunal a rendu une décision en faveur de M. Ducas, mais ne lui a octroyé que 8000 des 35 000 $ que la Commission suggérait.
La famille Ducas quitte Repentigny pour donner à sa mémoire une chance d’oublier ces années de calvaire qu’elle a dû endurer. Y parviendra-t-elle?
Lorsqu’on dit que la mémoire est une faculté qui oublie, de qui parlons-nous exactement?
Le 15 septembre 2019, Hèzu Kpowbié regardait une partie de baseball dans un parc de Repentigny quand une voix lui a crié de laisser tomber son couteau. Il s’est retourné et s’est retrouvé face à un policier, son pistolet dégainé. Un citoyen avait appelé le 911 pour dénoncer la présence « d’un homme de race noire » tenant « un long couteau ». Dans les faits, M. Kpowbié tenait à la main un ouvre-lettre qu’un ami de son fils avait laissé tomber.
Malgré la bande d’enfants paniqués qui tentait en vain d’expliquer au policier ce qui s’était passé, l’agent a refusé de baisser son arme. Instinctivement, M. Kpowbié a sorti son téléphone et commencé à filmer. Les renforts sont arrivés et M. Kpowbié s’est retrouvé avec trois armes à feu pointées sur lui.
M. Kpowbié s’est rendu et a été accusé de possession d’arme blanche. Il sera éventuellement acquitté en Cour municipale, mais se demande toujours aujourd’hui comment aurait pu tourner l’intervention s’il n’avait pas décidé de la filmer.
La mémoire de M. Kpowbié n’arrive toujours pas à oublier ce qui s’est passé.
Quand la faculté oublie
Le cas de M. Kpowbié allait malheureusement s’avérer le précurseur de l’escalade de la violence policière envers les citoyens noirs de Repentigny, menant tristement à l’utilisation de la force meurtrière dans l’incident impliquant Jean René Junior Olivier en août 2021.
La mémoire corporative du Service de police de Repentigny est surement une faculté qui oublie très facilement.
Un mois après la mort de Junior, en septembre 2021, dans un rapport dévastateur, des chercheurs universitaires dévoilaient que les personnes noires sont trois fois plus susceptibles de se faire interpeller par la police que les personnes blanches à Repentigny. Dans ce rapport, la totalité des policiers interrogés par les chercheurs réfute l’existence de racisme au sein du SPVR.
Cet aveuglement volontaire semble se retrouver aussi chez le nouveau maire de Repentigny, Nicolas Dufour, qui apparaît ne posséder aucune mémoire institutionnelle. Dans une entrevue à l’automne 2022, le maire se montre satisfait des mesures adoptées par la Ville pour contrer le racisme. Questionné à savoir s’il reconnaît l’existence du profilage racial au sein du SPVR, l’élu ne peut le confirmer, mais trouve qu’il y a « beaucoup d’interpellations, et ça nous inquiète ».
En effet, à Repentigny, la mémoire des autorités semble être une faculté qui oublie.
Or, comme nous l’indique la Cour Suprême dans son jugement sur l’affaire Le, dans de tels incidents, une analyse contextuelle et historique est nécessaire pour comprendre et évaluer le profilage racial sous toutes ses formes.
Et malheureusement, pour la famille de Junior Olivier et la communauté noire de Repentigny, leur mémoire à eux est une faculté qui n’arrive pas à oublier.