En mars dernier, le gouvernement du Canada avait annoncé un financement de 250 millions $ pour le Fonds pour bâtir des communautés plus sécuritaires (FBCS). Cet argent devait servir à lutter contre la violence armée en misant sur la prévention. À ce jour, plus de 15 communautés ont été ciblées. Pour plusieurs experts, une chose est claire : cet argent ne doit pas financer la police. Ils espèrent plutôt que les villes s’attaqueront aux causes profondes de la violence, comme l’exclusion et la pauvreté.
Le Fonds du gouvernement vise à soutenir des projets communautaires pour prévenir la violence chez les jeunes qui font partie de gangs ou risquent de s’y joindre. « Le FBCS a été conçu de manière à accorder la plus grande souplesse possible aux municipalités et aux collectivités autochtones », explique Andréanne Demers, porte-parole de Sécurité publique Canada.
« Le financement est destiné aux initiatives communautaires de prévention et d’intervention […] il n’est pas destiné aux services de police municipaux ou à la GRC », précise la porte-parole.
Les villes bénéficiaires doivent soumettre à Sécurité publique un plan de prévention et d’intervention où elles décrivent à quoi elles prévoient consacrer la subvention. Toutefois, bien que la Sécurité publique ait émis certaines réserves quant à l’octroi de ces fonds aux services policiers, rien ne restreint les villes de faire ainsi.
Alors qu’en 2018, le gouvernement avait versé 358,8 millions $ aux provinces et territoires pour lutter contre la violence armée, « plusieurs ont accordé ces fonds à des services de police », affirme la Sécurité publique.
« Les villes surfinancent largement la police et nous sous-finançons presque tout le reste. Dans cette situation, pas un sou de l’argent fédéral ne devrait être versé à la police », croit Ted Rutland, professeur à l’Université de Concordia, spécialisé dans les politiques raciales et la planification urbaine.
Des villes déjà proactives
À l’heure actuelle, plus de 15 municipalités ont été visées, dont Vancouver Nord, Toronto, et la ville de London en Ontario. D’autres annonces de financement seront faites tout au long de l’année. Les montants remis aux municipalités sont basés sur la gravité de la criminalité et la densité de la population.
Bien que ce soient les villes qui reçoivent le financement, une entente distincte a été conclue avec le gouvernement du Québec, qui a reçu 41,8 millions $ dans le cadre du Fonds. De cette somme, 37,4 millions $ sont destinés aux dix plus grandes villes du Québec, dont plus de la moitié aux villes de Montréal, de Laval et de Longueuil.
Bien que la Sécurité publique ait émis certaines réserves quant à l’octroi de ces fonds aux services policiers, rien ne restreint les villes de faire ainsi.
Le financement pour Montréal, qui s’élève à 17 millions $, servira à soutenir le programme Prévention Montréal. Ce programme vise les jeunes de 0 à 30 ans et offre du soutien aux organismes communautaires déjà sur le terrain qui luttent contre le harcèlement de rue mené par des gangs, par exemple pour recruter des jeunes marginalisés. Parmi les initiatives, le programme entend mettre sur pied des ateliers de discussions et des cafés-rencontres avec les jeunes et leurs familles.
Le district de Vancouver-Nord, qui a bénéficié de 1 779 millions $, a quant à lui annoncé la mise sur pied d’un plan d’intervention et de prévention ciblant les jeunes, échelonné sur trois ans. Des subventions allant jusqu’à 10 000 $ sont également offertes pour les initiatives de recherche communautaires sur la sécurité des jeunes.
Financer les communautés plutôt que la police
Selon le spécialiste Ted Rutland, les villes ont un énorme rôle à jouer dans la lutte contre la violence armée. L’argent qu’elles dépensent actuellement pour la police (de 25 % à 35 % de leur budget) serait selon lui mieux investi dans la prévention de la violence.
« Depuis les années 1980, nous avons continuellement réduit tous les programmes sociaux et les investissements dans les institutions qui aident les gens à vivre une vie épanouie, et nous avons compensé en augmentant les budgets de la police et en remplissant nos prisons. »
Pour Ted Rutland, il est grand temps d’investir dans ce qu’il nomme une « économie de soins » plutôt qu’une « économie de punition ».
« Nous devons augmenter massivement le financement des groupes communautaires qui travaillent à la prévention de la violence armée, et ce financement doit être sûr et à long terme, afin qu’ils puissent embaucher du personnel, le former et lui donner le temps de développer ses compétences », défend Ted Rutland.
Des programmes de prévention et de mentorat
Le professeur Irvin Waller a travaillé toute sa vie à comprendre les mécanismes de prévention de la violence. Auteur de l’ouvrage La science et les secrets de la fin des crimes violents, le professeur Waller émet un constat catégorique, appuyé par ses cinquante années de recherche scientifique et de conseils aux gouvernements : « dépenser des milliards pour la police, les tribunaux et les prisons peut sembler efficace, mais cela ne fait pas grand-chose pour arrêter la violence ».
Les experts s’entendent pour dire que plus de travailleur·euses de rue sont nécessaires. Ce sont elles et eux qui établissent des relations avec les jeunes – y compris les jeunes criminalisé·es. Elles et ils peuvent fournir des ressources, du soutien, et aider à désamorcer certains conflits avant que la violence ne s’en mêle.
Dans un texte paru chez Pivot, Ted Rutland avait d’ailleurs analysé comment ce travail essentiel ne peut pas être fait par des forces policières, puisque celles-ci n’ont pas la formation nécessaire pour occuper de telles fonctions.
« Investir de plus en plus d’argent dans la police, comme nous l’avons fait pendant des décennies, n’a pas aidé à réduire la violence. Si nous voulons construire des communautés plus sécuritaires, nous devons envisager des méthodes alternatives. »
Kevin Walby, professeur de justice criminelle à l’Université de Winnipeg
De meilleurs services en santé mentale sont également de mise, notamment dans les hôpitaux, disent les experts. Pour Jeff Bradley, candidat au doctorat en études juridiques à Carleton, la mise en place d’espaces de conseil et de guérison des traumatismes est nécessaire pour aider les personnes impliquées dans la violence armée à s’en sortir.
À son avis, des initiatives comme les cellules de crise, les programmes de justice transformatrice ou encore des espaces de guérison autochtones seraient également à inclure dans un plan municipal.
Du mentorat par les pairs – notamment pour les jeunes garçons – permettrait aussi de déraciner de leur construction identitaire le racisme systémique, l’hétéropatriarcat et la masculinité toxique. Pour Jeff Bradley, ces initiatives préviennent la violence armée, car elles « aident à désamorcer la colère et à renforcer la confiance des jeunes pour qu’ils deviennent des leaders communautaires ».
Plus de justice sociale pour freiner la violence
En plus des programmes de prévention, les municipalités doivent déployer des efforts plus larges pour atteindre une justice sociale, croient les experts.
« Lorsque les jeunes grandissent dans des ménages où il y a de la nourriture dans le réfrigérateur et de l’argent pour acheter des vêtements, […] ils n’ont pas à se tourner vers les économies informelles [et illicites], avec la violence qu’elles impliquent parfois, pour répondre à leurs besoins », explique Ted Rutland.
Le même constat est partagé par Kevin Walby, professeur de justice criminelle à l’Université de Winnipeg et directeur du Centre pour l’accès à l’information et à la justice. Pour le directeur, lutter contre la violence requiert de s’attaquer de front à ses causes sous-jacentes : la pauvreté, la toxicomanie, le logement.
Des logements abordables, des opportunités accessibles d’emploi et d’éducation, ainsi que des programmes bonifiés d’aide alimentaire sont tous des piliers qui permettent de réduire la pauvreté et ultimement, la violence, défend Kevin Walby.
Les experts invitent les Canadien·nes à suivre de près l’évolution des plans municipaux pour agir sur la violence armée. « Investir de plus en plus d’argent dans la police, comme nous l’avons fait pendant des décennies, n’a pas aidé à réduire la violence. Si nous voulons construire des communautés plus sécuritaires, nous devons envisager des méthodes alternatives », conclut Kevin Walby.