Depuis lundi, la Cour d’appel du Québec entend les arguments relatifs à la Loi 21. La Fédération des femmes du Québec et le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes proposent trois critères d’analyse pour démontrer le caractère inconstitutionnel de la Loi, qui porterait atteinte à l’égalité entre les sexes prévue par la Charte canadienne des droits et libertés.
La Loi sur la laïcité, ou Loi 21, cherche à garantir la laïcité de l’État québécois en interdisant le port de signes religieux aux membres de l’État en position d’autorité, de même qu’aux enseignant·es du réseau public.
Proposée par le gouvernement de la CAQ en mars 2019, la Loi 21 avait largement polarisé l’opinion publique et politique. Adoptée sous bâillon en juin 2019 avec le soutien du Parti québécois, la Loi a été contestée devant les tribunaux.
La Cour d’appel du Québec entend finalement, depuis lundi, les arguments pour et contre la Loi. Les parties favorables à la Loi invoquent l’importance de la neutralité de l’État, plaidant qu’en traitant également toute religion, la Loi n’en discrimine aucune. Mais l’opposition affirme que la Loi serait inconstitutionnelle en raison de son caractère discriminant, notamment envers certaines femmes musulmanes enseignantes qui se voient interdire le port du hijab ou du niqab.
Le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes (FAEJ) et la Fédération des femmes du Québec (FFQ) interviennent en Cour à titre « amical », c’est-à-dire sans être en soutien à une partie ou une autre.
« Est-ce que l’application d’une clause qui semble neutre à première vue – empêcher le port de signes religieux pour certaines professions – a un impact disproportionné sur un groupe de femmes ou un sous-groupe de femme? Si oui, alors la Loi n’est pas neutre, elle est discriminatoire. »
Nathalie Léger, FAEJ
Les organismes invoquent conjointement l’article 28 de la Charte canadienne, en vertu duquel les personnes de tous genres doivent bénéficier également des droits et libertés protégés. Les deux organismes argumentent aussi que la clause dérogatoire de la Charte, qui permet d’enfreindre exceptionnellement certains droits et libertés, ne pourrait pas être utilisée pour contourner cet article.
LA LOI 21 DEVANT LES TRIBUNAUX
En juillet 2019, une étudiante en enseignement portant le hijab, appuyé par le Conseil national des musulmans canadiens et l’Association canadienne des libertés civiles, perd sa cause devant la Cour supérieure du Québec. Le juge avait tranché que la Loi ne contrevenait pas à « l’intérêt public ».
En septembre 2019, c’est au tour de la Commission scolaire English-Montréal de contester la Loi sur la laïcité, arguant qu’elle violerait le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité linguistique.
En novembre 2019, la Fédération autonome de l’enseignement, un syndicat d’enseignant·es, s’oppose aussi à la Loi 21, mais un jugement majoritaire est rendu et son application est maintenue.
À partir d’octobre 2020, la Cour supérieure étudie la cause en profondeur, et le Mouvement laïque québécois défend sa légitimité. En avril 2021, le juge à la Cour supérieure tranche : la Loi 21 viole certains droits fondamentaux, mais doit être maintenue étant donné que la clause dérogatoire a été utilisée. Le gouvernement Legault fera ensuite appel au jugement.
Une discrimination qui serait ciblée
L’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés constitutionnalise l’égalité entre les sexes en exigeant que « les droits et libertés garantis par la Charte soient mis en œuvre sans discrimination entre les sexes ».
La FFQ et le FAEJ font appel à l’article 28 afin d’insister auprès de la Cour d’appel que la loi ne doit pas avoir d’effet discriminatoire entre les hommes et les femmes.
« Dans l’interprétation de la Loi 21, il faut se demander : est-ce que l’application d’une clause qui semble neutre à première vue – empêcher le port de signes religieux pour certaines professions – a un impact disproportionné sur un groupe de femmes ou un sous-groupe de femmes? Si oui, alors la Loi n’est pas neutre, elle est discriminatoire », explique Nathalie Léger, porte-parole de la démarche et membre de la FAEJ.
Pour les deux organismes, la discrimination serait reliée à la capacité, pour les femmes musulmanes portant le voile, d’exercer leur profession. Le FAEJ et la FFQ défendent conjointement que ce n’est pas la religion qui crée l’impossibilité d’enseigner, mais bien la loi qui a été mise en place.
Pour illustrer cet argument, les organismes offrent l’exemple d’une femme musulmane qui choisit, dans ses croyances, de ne pas porter le voile. Celle-ci ne serait pas discriminée par la Loi. « C’est donc faux de dire que c’est la religion qui crée la discrimination, car il y a un certain niveau de choix, dans la religion », explique la porte-parole. « La Loi, elle, ne donne aucun choix : elle demande de nier ses croyances, ou alors de les respecter mais de ne plus pouvoir travailler. Ce n’est pas un choix. »
Le FAEJ et la FFQ défendent que ce n’est pas la religion qui crée l’impossibilité d’enseigner, mais bien la loi qui a été mise en place.
L’égalité réelle comme analyse de discrimination
Le cadre d’analyse que proposent le FAEJ et la FFQ s’inscrit dans l’interprétation de l’égalité réelle de l’article 28. « Il y a une différence entre égalité formelle et réelle. L’égalité formelle, c’est de traiter exactement de la même façon les femmes et les hommes. L’égalité réelle, c’est de s’assurer que le résultat permette l’égalité », explique Nathalie Léger.
« Dans la loi, on stipule que “personne n’a le droit d’avoir des signes religieux”. Mais on sait que dans certaines religions, les femmes en portent plus que les hommes. On sait que certaines religions ont plus de signes religieux que d’autres. » Les organisations défendent donc que l’égalité réelle n’est pas respectée, puisque certains groupes sont plus affectés que d’autres par la Loi 21.
« Il faut donner une valeur substantielle à l’article 28. L’égalité des sexes est un droit garanti, qui ne peut pas être enlevé », défend la porte-parole de l’initiative. « Si la Cour adopte notre argumentation, elle n’aura d’autre choix que de déclarer la Loi inconstitutionnelle ».
Clause dérogatoire?
Or, pour prévenir cette contestation constitutionnelle, le gouvernement Legault avait justement invoqué au dépôt du projet de Loi la « clause dérogatoire » de la Charte canadienne des droits et libertés. Celle-ci permet de contrevenir à certains droits et libertés prévus à la Charte, notamment les droits à l’égalité, à la liberté d’expression et à la religion. La première journée du procès a d’ailleurs été dédiée à cette question de clause dérogatoire.
Mais la FFQ et le FAEJ défendent que la clause dérogatoire ne permet pas de contourner l’article 28.
« L’égalité des sexes est un droit garanti, qui ne peut pas être enlevé. »
« Pour bien comprendre l’article 28, il faut comprendre son histoire et comprendre comment il a été intégré à la Charte », explique Nathalie Léger. « L’article 28 n’était pas présent au début des négociations constitutionnelles qui ont mené à la Charte. Il n’y avait que l’article 15, qui protège l’égalité de manière générale. C’est quand les femmes se sont rendu compte que certains articles pouvaient porter atteinte à leurs droits qu’elles ont voulu cette double garantie de l’égalité des sexes. »
L’article 28 agit ainsi en complément de l’article 15, ayant une fonction « d’interprétation, de confirmation et d’appoint ». « Notre prétention, c’est que l’article 28, par les raisons historiques de son existence, doit s’appliquer malgré l’utilisation de la clause dérogatoire », défend la porte-parole.
Les débats en Cour d’appel doivent durer dix jours, faisant intervenir 17 parties pour aborder une dizaine d’enjeux, allant de la légitimité de la clause dérogatoire aux droits des minorités linguistiques.