Mon frère est complotiste, ou comment rétablir un dialogue qui permet la dissidence

Le livre Mon frère est complotiste cherche à nous faire mieux comprendre le conspirationnisme tout en proposant des solutions autant individuelles que collectives.

On n’a jamais autant parlé de conspiration et de complotistes. La pandémie de COVID-19 a fait entrer ce concept autrefois marginal dans nos conversations de tous les jours. Mais l’utilisation du mot ne veut pas dire que le concept derrière soit nécessairement bien compris. Malheureusement, le terme de complotiste sert aussi parfois à décrire – et discréditer – ceux et celles qui expriment des critiques légitimes.

Une fois qu’on sait bien reconnaître le conspirationnisme, quels sont les outils pour aider les gens englués dans cette vision du monde parallèle?

Pour Marie-Eve Carignan et David Morin, qui viennent de publier Mon frère est complotiste, la solution passe par le dialogue. Au niveau collectif, il faut rétablir un dialogue social qui permet la dissidence. Au niveau personnel, il faut, lorsque c’est possible, maintenir le lien et faire preuve d’empathie.

Pivot s’est entretenu avec les auteur·trices, tou·tes deux professeur·es à l’Université de Sherbrooke et cotitulaires de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents.

Vous mettez en garde contre le fait de pathologiser, de traiter comme des malades, les personnes complotistes. Quel est le risque de voir la pensée complotiste comme une déviance?

David Morin: Je pense que c’est plutôt une forme de pensée politique radicale. C’est une vision du monde qui consiste à relier tous les événements à de supposés grands complots.

Ce que je n’aime pas dans l’idée de la déviance, c’est qu’il y aurait une « normalité » de la pensée.

Bien qu’elle sorte de la pensée dominante, il n’y a pas de pathologie particulière associée au complotisme. Même au niveau des biais cognitifs [les erreurs de raisonnement], on s’aperçoit que la différence entre les complotistes et la population générale n’est pas très grande. Au Québec, on peut dire qu’entre 6 et 20 % de la population adhère plus ou moins fortement aux théories du complot. Imaginez si on pathologise un de nos concitoyens sur cinq, on ne s’en sortira pas!

Ce que je n’aime pas dans l’idée de la déviance, c’est qu’il y aurait une « normalité » de la pensée.

David Morin

Vous affirmez qu’on ne peut pas dresser de portrait-robot de la personne complotiste et que le statut social précaire ou le manque d’éducation ne sont pas si clairement liés à cette façon de penser.

David Morin: En effet. Oui, on a vu quelques gars avec leur cellulaire dans leur voiture, peu éduqués, très fâchés et oui, ils peuvent alimenter le mythe du portrait type du complotiste.

Nos données montrent que plus vous êtes éduqués, moins vous avez de chance d’intégrer le discours complotiste. Cela peut être un facteur de protection. Mais on voit quand même qu’il y a 15 à 20 % des gens [complotistes] qui ont un diplôme universitaire.

Au niveau du statut social, on n’a rien trouvé de particulier [chez les adhérent·es au complotisme].

C’est l’âge qui est l’une des variables les plus intéressantes. La tranche d’âge où le complotisme est le plus présent, c’est chez les 35 à 55 ans. Inversement, on voit que chez les 55 ans et plus, il y a vraiment un décrochage. Est-ce que c’est le conformisme, le refus des extrêmes chez les gens plus âgés?

J’ai posé la question [à des gens de cette tranche d’âge] lors d’une conférence donnée à des anciens d’un cégep de la région de Montréal et la réponse qu’on m’a donnée était : « Nous, les institutions que les complotistes décrient, on a aidé à les bâtir, alors on sait qu’elles ne sont pas parfaites, mais on ne va certainement pas les faire brûler. »

Photo: François Couture

L’un des facteurs de risque que vous évoquez est la détresse psychologique. En même temps, vivre dans un monde où une cabale sataniste mange des bébés, cela doit être une source de stress! Est-ce qu’on sait si l’anxiété ou la détresse sont des causes ou des conséquences du complotisme?

David Morin: La dimension causale est assez difficile à établir. Souvent, ça se nourrit mutuellement. Dans notre livre, la psychiatre Cécile Rousseau explique que pour un certain nombre de gens anxieux, l’adhésion au complotisme a pu avoir, sur le plan individuel, des vertus thérapeutiques. En ce sens que cela fait diminuer l’anxiété à court terme parce que cela permet de rassurer en donnant des réponses aux questions que l’on se pose.

Mais, même si ça peut rassurer sur le plan individuel, cela nous dessert sur le plan collectif. Cela accroît les défis de l’adhésion aux mesures sanitaires. Au final, cela finit par alimenter une forme d’anxiété, mais surtout une baisse complète de notre confiance dans notre environnement et une méfiance vis-à-vis de tout le monde. Cela accroît beaucoup les polarisations sociales.

Y a-t-il des chemins plus fréquents qui mènent au complotisme?

David Morin: Il y a beaucoup de chemins qui mènent à l’adhésion au complotisme. Il y a des facteurs individuels, comme une crise existentielle ou la quête de sens. Il y a des facteurs sociaux, comme l’isolement social, et des facteurs plus politiques, comme le manque de confiance dans les institutions.

Ce sont tous ces facteurs que l’on retrouve chez les gens à des degrés différents. Pour certains, c’est vraiment la crise existentielle, une rupture amoureuse ou la perte d’un emploi qui va générer une colère contre les institutions.

On n’a pas une seule grande explication qui nous permettrait d’embrasser l’ensemble des facteurs qui causent l’adhésion. Il y a des gens d’horizons très différents, sur le plan social, mais aussi sur le plan politique. Il y a des gens qui sont très peu politisés, des gens qui sont très politisés à droite, des gens qui sont plutôt des tenants de la justice sociale, des gens issus de l’« alterscience » et d’autres plutôt anti-gouvernementaux.

Il y a tous ces gens qui se sont retrouvés ensemble, main dans la main, dans les manifestations et dans le mouvement complotiste.

Avec la fin des mesures sanitaires, est-ce que les adhérent·es au complotisme décrochent?

Marie-Eve Carignan : Cette crise ne sera pas la seule. Il va y avoir d’autres crises, on le sait. On est à l’aube d’une crise économique potentielle avec la récession. Avec les changements climatiques qui se pointent à l’horizon, on n’a pas fini d’avoir des crises.

Chaque bouleversement, chaque crise sociale, c’est le moment où on réactualise ce manque de confiance dans les autorités. C’est aussi un moment pour les leaders conspirationnistes de réactiver les discours sur les boucs émissaires.

Même si cela semble plus calme en ce moment, ce que l’on voit, c’est beaucoup de familles déchirées. Sur les réseaux socio-numériques, on voit que le discours des adhérents très convaincus reste aussi virulents qu’avant. Ça ne s’est pas allégé avec la fin des mesures sanitaires.

Cette crise ne sera pas la seule. Il va y avoir d’autres crises, on le sait.

Marie-Eve Carignan

David Morin: C’est un système de pensée « monologique ». Cela veut dire qu’on applique la même logique à tous les phénomènes sociaux. En ce moment, ils se sont rabattus sur le fait que l’élection au Québec a été frauduleuse, après on se rabat sur l’idée que l’identité numérique va donner un système de crédit social comme en Chine.

On a aussi des leaders qui font tout pour garder leur auditoire captif. Ils ont leur plan d’affaires, qu’il soit économique ou idéologique. On bombarde avec de nouvelles idées, de nouvelles approches, de nouvelles théories.

Les théories du complot existaient bien avant la pandémie. Après, elles continueront d’exister. Là, il y a eu un moment critique qui a fait que ça les a propulsées sur le devant de la scène et cela les a rendues plus accessibles pour bien du monde.

On a vu le Parti conservateur du Québec s’approcher du mouvement complotiste. Celui-ci parlait de faire entrer la « grogne » au parlement. Qu’en pensez-vous?

David Morin: Ce qu’on observe, c’est que chez les plus radicaux parmi les complotistes, il y a une désaffection très forte envers M. Duhaime. On considère qu’il a trahi, qu’il n’a pas mis ses culottes sur la question de la « fraude électorale », qu’il s’est dissocié de sa base militante qui lui a permis d’être là où il est.

Il y a là une leçon intéressante pour tous les gens qui pensent que le fait d’avoir un leader populiste, cela va aider à canaliser le discours complotiste radical. Non. Ça permet dans un premier temps de le normaliser dans l’espace public et ça permet, dans un deuxième temps, aux plus radicaux de pouvoir toujours dire : « regardez, il y en a un qui est moins pur que nous et nous, on continue le vrai combat ».

Finalement, les deux se renforcent mutuellement. Mais l’un n’absorbe certainement pas l’autre.

Marie-Eve Carignan : Cette grogne-là, il faut en parler. Dans les médias, il faut trouver la bonne façon d’en parler. Il faut donner écho à ce qui se passe, car c’est le symptôme de certains problèmes sociaux. Donner écho à ce qui se passe, ce n’est pas nécessairement faire écho aux leaders. On peut en discuter sans donner plus de visibilité à ceux et celles qui veulent en tirer profit, souvent de façon malsaine.

Cette grogne-là, il faut en parler. Dans les médias, il faut trouver la bonne façon d’en parler. Il faut donner écho à ce qui se passe, car c’est le symptôme de certains problèmes sociaux.

Marie-Eve Carignan

David Morin: Je suis d’accord que la grogne doit entrer au parlement! Discutons des griefs, mais dire ça, ça ne veut pas dire qu’il faut faire rentrer le complotisme et les plus radicaux.

Il va falloir, à un moment donné, qu’on ait une conversation collective sur ce qui s’est mal passé pendant la gestion de la pandémie. On ne l’a toujours pas eue et ça continue d’alimenter l’argumentaire des complotistes.

Vous prenez bien soin de différencier la critique légitime du système et le complotisme. Quelle est la responsabilité des institutions, politiques et médiatiques, dans le fait qu’on associe souvent ces deux choses?

Marie-Eve Carignan : Il y a eu un brouillage sur ce que c’est le complotisme. C’est un problème, car beaucoup de gens ne savent pas ce que c’est. On n’a pas nécessairement pris le temps dans les médias, dans le politique, de bien définir ce que c’est.

Il y a donc un amalgame qui s’est fait. Qu’est-ce qui est complotiste? Est-ce que c’est la vision construite des choses où tous les problèmes sont expliqués par la présence de gens qui fomentent en cachette et qui ont un agenda caché? Est-ce que toute critique sociale devient une forme de complotisme parce qu’on ne fait pas front commun devant l’adversité?

On a vu une récupération politique [de la critique à l’égard] du complotisme pour éviter d’avoir certains débats. Même dans les médias, il y a pu avoir un flou qui a servi le politique.

En même temps, le complotisme est le symptôme d’un mal plus large.

Ce qui amène à adhérer au complotisme, un des grands facteurs qu’on a vu et qu’on aborde dans le livre, c’est la méfiance envers les institutions politiques, juridiques, médiatiques, scientifiques. Ces institutions où beaucoup de gens ne se sentent pas représentés, où ils ont l’impression de ne pas avoir voix au chapitre.

On a l’impression qu’il y a des inégalités sociales, que comme citoyen on n’a pas de pouvoir et on cherche une justice sociale ailleurs. Le complotisme est donc une forme de reprise de pouvoir pour des gens qui ont l’impression de l’avoir perdu.

Il y a un examen de conscience à faire sur comment on a pu en arriver là. Comment est-ce qu’on peut construire quelque chose pour éviter que cela ne s’amplifie à la prochaine crise?

David Morin: Oui, et il faut dire ce qui n’a pas fonctionné. Dire que le couvre-feu n’était peut-être pas basé sur des données scientifiques. Expliquer qu’il y a eu beaucoup de décisions qui étaient fondamentalement politiques.

Il faut reconnaître que parfois on a été stigmatisant vis-à-vis d’une partie de la population, qui était frappée différemment par les mesures sanitaires. Je pense qu’on doit avoir cette conversation et reconnaître que oui, tout n’a pas été bien fait.

C’est pourquoi on commence le livre là-dessus, on peut être très critique des mesures sanitaires sans être complotiste.

David Morin

Il y a eu un effet de sidération important avec l’arrivée de la pandémie. Il y a eu des morts, beaucoup de morts. Au départ, c’est comme si on était en guerre. À un moment, les médias, l’opposition, tout le monde s’est dit : « On se rallie sous le drapeau. On fait notre effort de guerre et on ne va pas commencer à gratter et à envoyer des informations contradictoires. » C’est un réflexe humain, mais on peut le critiquer.

C’est pourquoi on commence le livre là-dessus, on peut être très critique des mesures sanitaires sans être complotiste.

Les complotistes ont monopolisé l’espace contestataire, et ce faisant ont eux-mêmes contribué à décrédibiliser la contestation qui était légitime. Si une partie de votre discours est une critique de certaines mesures sanitaires, mais que le reste c’est n’importe quoi et que ça se base sur des théories qui sont farfelues, vous contribuez à vous décrédibiliser.

Mon frère est complotiste : comment rétablir le lien et le dialogue social
Marie-Eve Carignan et David Morin, Les Éditions de l’Homme, 2022, 208 pages.

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