L’inflation qui s’installe mondialement risque de pousser des dizaines de millions de personnes dans l’insécurité alimentaire, annonçait récemment le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres. La crise qui s’annonce expose les failles d’un système alimentaire globalisé qui profite aux pays occidentaux et vulnérabilise les pays en voie de développement.
L’inflation entraînera des conséquences néfastes sur les consommateur·trices du monde entier, mais elle risque d’être particulièrement difficile à surmonter dans les pays en voie de développement, prédit la professeure d’économie de l’Université du Massachusetts et conseillère à l’ONU sur le multilatéralisme, Jayati Ghosh. « À moins d’un changement de cap, ceux et celles qui nourrissent l’Occident pourraient se retrouver en situation de famine », prévient-elle.
Les pays riches accaparent la nourriture
Les pays les plus pauvres risquent effectivement de rencontrer des difficultés pour assurer une alimentation de qualité à leurs citoyen·nes, explique le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie politique de l’alimentation et du bien-être, Sébastien Rioux. Il rappelle que lors de la dernière crise alimentaire, de nombreux pays ont laissé tomber le libre-échange et adopté une certaine forme de protectionnisme pour s’assurer une sécurité alimentaire.
À l’heure actuelle, « de nombreux pays en voie de développement ont converti une grande part de leurs terres agricoles pour produire des produits destinés aux marchés mondiaux comme le café, les fleurs et les fruits exotiques », explique-t-il. Cela les rend particulièrement vulnérables en période de crise, car les pays occidentaux consomment moins de ces produits de luxe.
Au même moment, la concurrence pour les produits alimentaires de base devient de plus en plus féroce, explique Sébastien Rioux.
« En période de crise, les pays riches vont payer plus cher pour accaparer des stocks à des prix que ne peuvent tout simplement pas verser les pays les plus pauvres, du moins pas sans contracter d’énormes dettes », explique-t-il.
Des traités qui cultivent l’injustice
Cette situation est une conséquence directe des traités de libre-échange qui ont été conclus entre autres par le Canada depuis la fin des années 1980, rappelle-t-il. Selon lui, ces traités visent explicitement à empêcher les signataires de protéger une production agricole intérieure destinée au marché local.
Une grande hypocrisie, décrie Jayati Ghosh, puisque la plupart des pays occidentaux protègent leur agriculture en utilisant des moyens détournés. C’est d’ailleurs ce que fait le Canada avec la gestion de l’offre, précise Sébastien Rioux.
Il souligne également le rôle joué par les États-Unis dans la mise en place et le maintien du système actuel. « Ils sont une véritable superpuissance agricole, produisant environ 84 % de ce qu’ils consomment, mais leur système est dépendant des exportations », explique-t-il. Selon lui, les États-Unis auraient donc pesé de tout leur poids dans les dernières années pour s’assurer que d’autres pays dépendent de leurs exportations.
« Il y a tout de même des mouvements forts pour la souveraineté alimentaire qui ont une bonne adhésion dans plusieurs pays en voie de développement, mais ils doivent se battre contre une trentaine d’années de développement économique et juridique à l’international qui va dans l’autre sens », résume Sébastien Rioux
Les plus pauvres paient la facture
Tandis que la crise inflationniste profite aux grands distributeurs du marché de l’alimentation, les petit·es producteur·trices et les travailleur·euses agricoles des pays en voie de développement sont particulièrement touché·es par la crise, rappelle Jayati Ghosh. « Leurs profits n’augmentent pas même si les consommateurs paient plus cher pour s’alimenter. En revanche, leurs dépenses augmentent avec la hausse du prix des semences, du carburant et des engrais », déplore-t-elle.
Une situation qui mènera plusieurs familles à réduire la variété, la quantité et la qualité des aliments qu’ils ingèrent, explique Sébastien Rioux. « Les gens ne peuvent pas négocier leur loyer, leurs comptes d’électricité ou de téléphone, tout ce qu’il leur reste c’est de couper dans la nourriture », observe-t-il. Cette situation nous affecte tous, mais elle est, selon lui, exacerbée chez les populations les plus pauvres parce qu’elles consacrent déjà une plus grande part de leurs revenus à l’alimentation.
La goutte qui pourrait faire déborder le vase
La crise inflationniste tombe mal puisque la plupart des pays en voie de développement peinent déjà à régler de nombreux problèmes, observe Jayati Ghosh. « La plupart de ces pays ont dû faire des emprunts colossaux pour combattre la pandémie pendant que leurs revenus, souvent liés aux exportations et au tourisme, ont tout simplement disparu », rappelle-t-elle. Si bien que dans de nombreux pays, tous les acteurs de la société, autant publics que privés, se retrouvent avec un problème de dette. Or, celle-ci risque d’exploser en raison des hausses généralisées de taux d’intérêt, pointe Mme Ghosh.
Si la crise alimentaire se matérialise dans toute son ampleur, cela pourrait mener à des revirements politiques, prédit Sébastien Rioux. Il rappelle que la dernière crise alimentaire avait mené à des émeutes et des soulèvements dans une quarantaine de pays et à quelques changements de régime.
Selon lui, la suite des choses dépendra de plusieurs facteurs, dont la qualité des récoltes automnales et la suite de la guerre en Ukraine. « Ce qui est toutefois certain, c’est que les gouvernements vont faire tout en leur pouvoir pour tenter d’endiguer la crise, parce qu’aucun système ne peut survivre longtemps si les gens ne peuvent pas manger à leur faim », prédit-il.