Ni vu ni connu, les distributeurs alimentaires et les manufacturiers de l’alimentation ont profité de la crise inflationniste pour enregistrer des profits records au cours des derniers mois. Des institutions financières profitent également de la conjoncture pour faire fructifier leur portefeuille, ce qui vient alourdir le fardeau financier des ménages au Canada et dans le reste du monde.
Les Canadien·nes doivent payer en moyenne 8,8 % plus cher pour leur épicerie par rapport à l’an dernier, selon Statistique Canada. Si une partie de cette hausse est attribuable à des problèmes structuraux dans la chaîne d’approvisionnement, à la hausse du prix de l’essence et à la guerre en Ukraine, ces éléments n’expliquent pas à eux seuls l’ampleur de la hausse des derniers mois, selon l’économiste au Centre canadien de politiques alternatives David Macdonald.
« Les coûts d’approvisionnement des épiceries ont réellement augmenté, mais elles ont passé l’ensemble de la hausse aux consommateurs, en ajoutant aussi un autre 1 ou 2 % aux prix », explique-t-il.
Dans le domaine de l’alimentation, ce sont principalement les grands distributeurs alimentaires et les entreprises transformant les aliments qui ont augmenté leurs profits, explique l’économiste. Ainsi, les bénéfices de Loblaw ont bondi de 40 % entre le printemps 2021 et 2022.
Pendant ce temps, « les agriculteurs et les travailleurs agricoles n’obtiennent pas plus d’argent pour leur labeur. En fait leur situation est de plus en plus précaire en raison de la hausse du prix du carburant et des engrais », précise la professeure d’économie de l’Université du Massachusetts et conseillère à l’ONU sur le multilatéralisme, Jayati Ghosh.
L’art de faire du profit avec les crises
La crise du coût des aliments est également exacerbée par des institutions financières et des gestionnaires de fonds d’investissement, qui cherchent à tirer profit de la situation, explique Jayati Ghosh. Selon elle, ces acteurs économiques utilisent les marchés de « contrat à termes », qui peuvent devenir très lucratifs en période inflationniste et leur permettent de s’enrichir aux dépens de la sécurité alimentaire mondiale.
Ces outils financiers sophistiqués permettent aux investisseurs de fixer maintenant les sommes qui seront versées aux producteur·trices pour les aliments qu’ils récolteront plus tard, à travers un contrat. Les investisseurs se revendent ensuite ces contrats, faisant augmenter le prix au fur et à mesure que s’approche la saison des récoltes.
Cela augmente sensiblement le coût que devront payer les consommateur·trices, sans toutefois augmenter les sommes touchées par les producteur·trices.
Cette spirale est typique des crises alimentaires, selon Jayati Ghosh : « Nous l’avons observée en 2007, juste avant la crise économique, en 2011 avec la crise du prix du blé et nous l’observons maintenant. »
Ce système de contrats dont profitent les spéculateurs existe pourtant pour protéger les producteur·trices des fluctuations des marchés, explique le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie politique de l’alimentation et du bien-être, Sébastien Rioux. Il a été instauré au 19e siècle pour rééquilibrer le rapport de force entre les agriculteur·trices et les distributeurs. « Ce système fonctionne bien en temps normal, mais en temps de crise, il attire les spéculateurs, ce qui nuit aux intérêts des consommateurs qui, eux, n’ont rien pour les protéger », résume-t-il.
L’intervention, seule solution
Les trois chercheur·euses s’entendent pour dire que les gouvernements et instances internationales devront impérativement intervenir pour limiter le pouvoir des grandes entreprises de faire gonfler le prix des aliments. « L’approche classique consiste à ralentir l’économie en haussant les taux d’intérêt jusqu’à ce que l’on tombe en récession. Ça fonctionne, mais ce n’est pas parfait », explique David Macdonald.
Il propose plutôt d’étendre le nouvel impôt sur les profits excessifs, introduit lors du dernier budget fédéral, à l’ensemble des entreprises financières et aux distributeurs et manufacturiers agroalimentaires. « Ça ne va pas arrêter l’inflation, ni pour la nourriture ni pour le reste, mais c’est une manière de redistribuer l’argent des compagnies pour aider les moins fortunés et leur redonner les moyens d’acheter de la nourriture et du gaz », affirme l’économiste.
Un argument qui est contesté par Jayati Ghosh : bien qu’elle soit en faveur de nouveaux impôts pour les grandes entreprises et les plus riches, elle croit aussi que les gouvernements ont déjà tout ce qu’il faut pour intervenir.
« Les pays occidentaux ont dépensé 11 000 milliards $ pour l’aide pandémique. La justice alimentaire ne coûterait que quelques centaines de millions $ : s’ils le souhaitent, ils peuvent la réaliser dès maintenant », illustre-t-elle.
Pour régler le problème de façon durable, il faudra toutefois une action concertée à l’échelle internationale pour mettre en place des mesures de contrôle limitant la capacité des grandes entreprises de l’agroalimentaire à fixer les prix, croit Sébastien Rioux.
Il rappelle que le système actuel, à l’inverse, est fondé sur l’idée que les marchés s’autorégulent grâce à la compétition. Ce n’est toutefois pas ce que l’on observe selon lui, notamment parce que le monde agroalimentaire est ultimement contrôlé par un nombre très limité de multinationales.
« Si les plus pauvres sont contraints de sauter des repas, ce n’est pas parce qu’il manque de nourriture. Il y a amplement de nourriture pour tout le monde. C’est simplement parce qu’il y en a qui s’en mettent plein les poches », conclut-il.