Francine Pelletier, Le Devoir et la vérité

Francine Pelletier est une grande dame du journalisme, une figure importante du mouvement féministe au Québec, une femme dont la voix progressiste est essentielle. Nous sommes plusieurs à souhaiter qu’elle s’entende avec la direction du Devoir pour reprendre sa collaboration. La controverse entourant sa dernière chronique est aussi une bonne occasion de réfléchir à l’importance de la vérité en journalisme.

Rappelons tout d’abord ses états de service. À la fin des années 1970, elle collaborait à l’Agenda des femmes des Éditions du remue-ménage et militait au sein du comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, qui a joué un rôle majeur dans le regroupement des forces féministes au Québec. C’est grâce à des femmes comme elle si l’avortement a fini par être légalisé.

En 1980, elle était l’une des cinq fondatrices de La Vie en Rose, un des magazines féministes les plus importants dans l’histoire du Québec, qui atteindra le tirage fort respectable de 20 000 exemplaires. Le magazine abordait tous les sujets, souvent avec humour, toujours en profondeur : violence conjugale, équité salariale, sexualité, pornographie, prostitution, la place des hommes au sein du mouvement féministe, etc. Financer la revue n’était pas chose simple : les publicitaires croyaient que les femmes n’achetaient pas de voitures… La Vie en Rose a dû fermer ses portes en 1987, pour des raisons financières.

L’année suivante, Mme Pelletier commence à collaborer à La Presse. Survient la tuerie de l’École polytechnique. Bien des observateurs se perdent en conjectures pour expliquer le geste du tueur Marc Lépine. « On ne comprend pas pourquoi… », commente, atterré, le directeur de l’École. Un directeur de police évoque une « tuerie sans raison ». Dans une chronique choc, Mme Pelletier braque les projecteurs sur cette évidence que personne ne veut voir : « Il s’agit, bien sûr, de la misogynie. Une misogynie clairement exprimée, voire couchée sur papier, et pourtant qu’on s’empresse d’ignorer. » (La Presse, 9 décembre 1989.)

Par la suite, elle obtient un communiqué de trois pages spécifiant que la lettre de suicide de Lépine revendiquait des motifs politiques et accusait les féministes d’avoir ruiné sa vie. Cette lettre comprenait une liste de 19 femmes qu’il considérait féministes et qu’il avait souhaité tuer… dont Mme Pelletier elle-même. Il faudra pourtant attendre bien des années pour que le meurtre de 14 étudiantes soit officiellement reconnu comme une attaque antiféministe de masse.

Sautons plusieurs années. Après des collaborations remarquées à L’Actualité, Maclean’s, Châtelaine, PBS et CBC, ainsi que la réalisation de divers documentaires, Mme Pelletier commence à publier des chroniques chaque semaine dans Le Devoir. Elle a été une des plus féroces critiques de la Loi 21, interdisant notamment aux femmes d’enseigner si elles ont le malheur de se couvrir les cheveux avec un voile. « Le danger n’est pas que le Québec perde de son autonomie législative, le danger est l’affaiblissement à long terme des droits et libertés pour l’ensemble du Québec », écrivait-elle avec justesse. C’est avec brio qu’elle a abordé une foule de sujets  – notamment la catastrophe climatique –  dans un style limpide et vivant.

Puis, comme la plupart des chroniqueurs et chroniqueuses, elle a écrit sur la pandémie. En prenant parfois des positions pour le moins étonnantes. Le 2 juin 2021, elle publiait une chronique sous le titre « La vérité » pour commenter l’interview de Stephan Bureau avec le professeur Didier Raoult sur les ondes de Radio-Canada. Elle reprochait aux journalistes qui avaient critiqué cette entrevue de se poser en « gardiens de la vérité ». Selon elle, le Dr Raoult faisait au moins l’effort de chercher des traitements. Or, poursuivait-elle, « plutôt que de tout faire pour trouver des traitements à une maladie infectieuse sans précédent, on n’a eu, depuis 18 mois, que des mesures sociales coercitives à proposer ». Elle citait le cardiologue Peter McCullough, selon qui il est « absurde de voir qu’on est devant une maladie mortelle que personne ne tente de traiter ».

Mais il y avait un problème : il était faux de suggérer que personne ne tentait de développer des traitements hormis des personnages comme le Dr Raoult. La vérité – puisqu’il s’agissait d’une chronique sur la vérité – c’est que des centaines de protocoles de recherche de traitement ont été lancés depuis le début de la pandémie. Juste au Québec, on compte pas moins de 370 projets de recherche clinique sur le SARS-CoV-2! Dès mai 2020, le gouvernement canadien investissait 175,6 millions de dollars dans la production d’anticorps monoclonaux.

Un ou une journaliste ne peut pas se satisfaire de citer un scientifique avec exactitude. Il ou elle doit s’assurer que ce scientifique est crédible, et que ses propos sont véridiques, ou du moins pas clairement erronés. Le Dr McCullough soutient, à tort, qu’il est inutile de vacciner les personnes de 50 ans et moins en bonne santé. Le Dr Raoult, lui, remet carrément en cause l’efficacité de la vaccination. Sa réputation d’imposteur n’est plus à faire.

Le 26 janvier, Mme Pelletier publiait une autre chronique sur la pandémie, en citant cette fois le psychiatre Norman Doidge, un médecin ontarien qui affirme, lui aussi à tort, que les autorités négligent le développement des traitements au seul profit des vaccins. Elle affirmait entre autres que la fluvoxamine est un «outil intéressant» contre la COVID, mais qu’il est négligé au profit du Paxlovid de la compagnie Pfizer, beaucoup plus cher. Pendant ce temps, ajoutait-elle, les vaccins à ARN messager, comme celui de Pfizer, encourageraient la prolifération de variants.

Des médecins et des professeurs de médecine ont démoli une à une les affirmations du Dr Doidge sous le titre « Nous devons débattre des meilleurs traitements contre la Covid. Mais évitons le révisionnisme. » Dans une rare mise au point, Marie-André Chouinard, rédactrice en chef du Devoir, soulignait que la chronique de Mme Pelletier comportait des inexactitudes. Entre autres choses, la fluvoxamine n’est toujours pas considérée comme efficace; il est faux d’affirmer que les vaccins encouragent la prolifération de variants; il est faux d’affirmer que Pfizer n’a jamais publié ses essais cliniques, etc. Mme Chouinard avait raison de souligner ces inexactitudes… mais quelqu’un, au pupitre du Devoir, aurait peut-être dû, au départ, s’assurer qu’elles ne soient jamais publiées. Il tombe sous le sens que les chroniques d’opinion devraient être vérifiées avec le même soin que les articles.

Le 2 février, Mme Pelletier faisait ses adieux au Devoir. Elle revenait sur sa conception de la vérité en journalisme. « Je ne crois pas beaucoup à LA vérité, écrivait-elle. Je crois davantage au débat. Le bon journalisme, dit-on, vise ‘la meilleure version accessible de la vérité’. C’est le mieux qu’on puisse faire. Mais, pour y arriver, il faut mettre toutes les cartes sur la table, examiner tous les éléments de preuve. Je crois que c’est ce que la démocratie, et les médias qui la soutiennent, ont de mieux à offrir : l’échange vigoureux d’idées, qui, par définition, nous donne un choix et nous rend plus libres. Personne n’est alors obligé de penser la même chose. »

Mme Pelletier exprimait ainsi une conception malheureusement très répandue en journalisme. J’ai eu l’occasion de m’y attaquer dans le magazine Le 30 : je demandais expressément aux médias d’arrêter de publier des articles, des opinions, des lettres ouvertes mettant en doute la gravité du réchauffement climatique. On n’a plus à en débattre. La crise climatique EST catastrophique. Elle fait peser une menace existentielle à l’humanité. Le débat se trouve à un autre niveau : comment mener la lutte. Je suis revenu sur le thème de la vérité dans Pivot en réaction à un texte du microbiologiste Jean Barbeau faisant l’éloge du doute en toutes choses.

Le fait est que la vérité existe. La terre est ronde, le tabac tue, Trump a perdu ses élections, des centaines de scientifiques cherchent des traitements contre la COVID, la fluvoxamine n’est toujours pas considérée comme un « outil intéressant » contre la COVID, les vaccins sont utiles même pour les 50 ans et moins et le Dr Raoult est un imposteur.

Bien entendu, on ne connaît pas toujours la vérité et souvent, on ne la connaîtra jamais. Tant qu’on ne la connaît pas, les débats sont indispensables. Mais quand les faits sont bien établis et deviennent irréfutables, donner la parole à des personnes qui les nient ou répéter leurs propos mensongers nuit à l’intérêt public. Ce n’est plus un débat, c’est de la désinformation.

Il m’est personnellement arrivé de m’appuyer sur des sources que je croyais crédibles pour écrire des choses qui, finalement, se sont révélées fausses. Je n’ose pas décrire ces erreurs ici tellement j’en ai honte. Ma seule consolation, c’est de penser que je ne suis pas le seul journaliste à s’être déjà trompé au cours de sa carrière. Moi-même coupable de négligence, je suis mal placé pour dire qu’il ne faut pas pendre un journaliste parce qu’il a fait une erreur… mais, voilà, je le pense sincèrement.

J’ignore si Le Devoir a congédié Mme Pelletier, ou si elle a démissionné de son propre chef. Dans un cas comme dans l’autre, cela aussi constitue une erreur, et pas mal plus grave que les libertés que Mme Pelletier a prises avec les faits à propos des vaccins et de la recherche de traitements anti-COVID. Mme Pelletier devrait admettre que la vérité est quelque chose qui existe, et de son côté, Le Devoir devrait reconnaître son immense contribution au journalisme, et à la société québécoise en général. Dans cette affaire, le plus grand perdant, c’est le public. Il n’a pas à se priver d’une voix aussi brillante. Et qui, espère-t-on, chérira la vérité par-dessus tout, au-delà des opinions des uns et des autres.