Lorsque Shin Ling Low, une jeune diplômée universitaire, a vu le compte Instagram du restaurant Geisha Montreal pour la première fois, elle a eu une réaction viscérale de dégoût. « Les photos de geishas qui étaient affichées ne montraient pas de vraies geishas », explique-t-elle. Le restaurant a prévu d’ouvrir ses portes au centre-ville de Montréal au début de l’année prochaine. Sa campagne de promotion qui met de l’avant des femmes asiatiques hypersexualisées a provoqué un tollé dans la communauté asiatique de Montréal.
Le contenu a depuis disparu du compte Instagram du futur restaurant. Mais il n’est pas passé inaperçu pour de nombreuses personnes qui reprochent à Geisha Montreal de faire de l’appropriation culturelle et de faire fi des différences entre diverses cultures asiatiques. « Sur leur Instagram, j’ai vu deux photos de geishas qui portaient des habits chinois traditionnels », s’écrie Mme Low. « Les propriétaires du restaurant ont mélangé deux cultures différentes! »
La diplômée en communication de l’Université Concordia est écœurée par une telle campagne, alors que la communauté asiatique subit du racisme depuis deux ans. « Des femmes asiatiques travailleuses du sexe ont été tuées cette année à Atlanta », rappelle-t-elle. « Les images véhiculées par ce restaurant ne font que renforcer les croyances que les femmes asiatiques sont des objets sexuels dociles. C’est dégoûtant que des gens essaient de faire un profit sur ça! »
Certaines images véhiculées par le restaurant sont encore visibles sur la page Facebook d’Aurélie Sanhaji, détentrice du blogue féministe A Woman on the Internet, suivi par plus de 100 000 abonnés. « Shin Ling m’a dit que les propriétaires du restaurant effaçaient les commentaires critiques laissés par les Asiatiques sur leur page Instagram. Elle voulait que j’utilise ma plate-forme pour les dénoncer », explique Mme Sanhaji.
Nous avons tenté de contacter les propriétaires. « Nous sommes extrêmement occupés en ce moment et la personne responsable des entrevues est en voyage d’affaires jusqu’à la fin de la semaine prochaine », nous a finalement répondu un des propriétaires après de nombreuses sollicitations. La personne en question nous a refusé une entrevue, sous prétexte que cela engendrerait trop de frais d’interurbain. Lorsque nous lui avons suggéré une entrevue par vidéoconférence sur des logiciels gratuits, il nous a raccroché au nez, refusant de nous donner son nom.
Appropriation culturelle
Ce genre d’attitude ne surprend pas le blogueur anonyme mychinatownmtl. « J’ai déjà travaillé en tant que personnel de cuisine dans un restaurant qui s’approprie la nourriture asiatique. Je ne me suis pas plaint parce que j’étudiais à l’époque et j’avais besoin d’argent », confie-t-il. Mais il a vu d’autres employés ayant soulevé des critiques réduits au silence par les propriétaires. « Cette expérience m’a appris que tant et aussi longtemps que ces pratiques ne nuisent pas aux profits, les restaurateurs ne vont pas les changer », déplore-t-il.
Diane Yeung, une étudiante en journalisme à l’Université Concordia et journaliste pour The Link, se demande pourquoi des comportements de la sorte ne provoquent pas plus de colère. « À Montréal, il y a beaucoup de restaurants qui sont des fusions de différentes cultures. Je crois que ça a été normalisé, et je n’aime pas cette tendance », dit-elle. Originaire de New York, Mme Yeung est installée à Montréal depuis huit ans. Elle croit que dans sa ville natale, un restaurant fusion aurait provoqué beaucoup plus d’indignation. Elle cite en exemple le restaurant Lucky Lee qui vendait de la nourriture asiatique « propre ». « Le restaurant a été boycotté et a fermé ses portes après seulement huit mois », affirme-t-elle.
Pour Mme Yeung, ça va au-delà d’une question de culture. « Les propriétaires racisés de restaurant sont approuvés pour des prêts à des taux beaucoup moins élevés que les propriétaires blancs. Ça veut dire que les propriétaires racisés ont beaucoup moins de chance d’ouvrir un restaurant de leur propre nourriture culturelle », explique l’étudiante. « Donc je préfère soutenir les restaurateurs racisés qui offrent des plats de leur culture. »
Yuki Asano, une immigrante japonaise de première génération, n’est pas à l’aise avec l’utilisation de geishas dans le concept du restaurant. « Les geishas d’aujourd’hui sont des danseuses et des musiciennes professionnelles. Traditionnellement, c’était aussi des travailleuses du sexe, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui », explique-t-elle. Selon Mme Asano, tout le monde ne peut se prétendre geisha. Ces femmes doivent venir de régions spécifiques du Japon qui ont chacune leurs propres pratiques de geisha. « Les habits, les accessoires, et les traditions sont spécifiques à chaque région », dit la propriétaire d’une boutique de kimono. « Il est évident pour moi que les femmes sur le compte Instagram du restaurant ne sont nullement des geishas. »
Mme Asano est copropriétaire avec son mari de la boutique Kimono Yuki. Sa mission est de rendre les kimonos et la culture japonaise accessibles à tous. Ils s’inquiètent de l’impact des controverses d’appropriation culturelle sur leur magasin. « Nous ne voulons pas que les gens qui veulent sincèrement apprendre des choses sur la culture japonaise soient découragés. Mais il y a une manière de le faire, et malheureusement, ce n’est pas ce que Geisha Montreal a choisi », conclut-elle.