Comment les écolos québécois ont gagné la première interdiction de l’extraction fossile au monde

Jusqu’à présent, l’histoire du mouvement social qui a remporté cette gigantesque victoire environnementale n’avait jamais été racontée en profondeur.

L’interdiction de l’exploration et de l’exploitation du pétrole et du gaz sur tout le territoire du Québec, l’an dernier, est le fruit d’une longue et vaste mobilisation populaire. Aux quatre coins de la province, on a vu s’activer des groupes de toutes sortes, composés ici de citoyen·nes ordinaires, là de militant·es plus expérimenté·es, recourant à des méthodes parfois douces, parfois plus dérangeantes. Comment ces écolos ont-ils réussi à forcer le gouvernement caquiste, peu connu pour son amour de l’environnement, à imposer une mesure aussi radicale? Récit d’une victoire qui n’était pas gagnée d’avance.

Debout devant un champ d’un village de la Montérégie, une agricultrice se tourne vers la caméra et lance une menace aux entreprises gazières.

« Si les gazières viennent », explique-t-elle, « moi je suis prête à ouvrir les portes de ma maison [aux manifestants]. Il y a quatre chambres à coucher, il y a deux grands salons. »

« Si jamais les gazières se présentent ici, à Saint-Marc-sur-Richelieu, je suis prêt à faire tous les petits sandwichs qu’il va falloir faire pour accueillir tous les gens qui vont venir manifester », dit un autre habitant de la municipalité.

Une femme, qui tient fièrement un « diplôme » en désobéissance civile, dit qu’elle est prête à être arrêtée.

Un homme montre sur une carte par quelles routes les camions de la gazière arriveront et explique où seront installés les blocus.

Mais les camions ne viendront jamais.

Entre 2010 et 2013, ces militant·es, membres d’un réseau de comités citoyens du Québec, mènent une importante contre-offensive face aux gazières. Leurs efforts parviennent à stopper le forage de 20 000 puits dans la vallée du Saint-Laurent. Et le mouvement ne compte pas s’arrêter là.

Bien vite, des gens des milieux environnemental, agricole et syndical, ainsi que des chasseurs et chasseuses, des membres de Premières Nations et des politicien·nes progressistes mettent la main à la pâte pour barrer la route aux gazières dans la vallée du Saint-Laurent, mais aussi sur l’île d’Anticosti, aux Îles-de-la-Madeleine et en Gaspésie. Ensemble, ils et elles bloquent la construction de l’oléoduc Énergie Est et celle du mégaprojet de gaz naturel liquéfié (GNL) au Saguenay.

Enfin, en 2022, ils et elles forcent le gouvernement conservateur de la CAQ à mettre fin à l’exploitation et l’exploration des hydrocarbures. Le Québec devient ainsi le premier État dans le monde à adopter une loi pareille.

L’interdiction de l’exploration d’hydrocarbures est une victoire monumentale pour les mouvements écologistes et sociaux – mais l’histoire de ce succès et des luttes qui y ont mené reste encore mal connue.

The Breach a voulu faire le récit de ce mouvement, construit sur vingt ans. À travers plus d’une dizaine d’entrevues menées auprès d’acteur·trices clés de la mobilisation, on retrace le fil de son succès, qui repose sur sa capacité à construire des coalitions, à s’organiser de manière décentralisée, à user de stratégies variées – ce qui crée parfois des tensions –, que ce soit par la voie des tribunaux ou par l’action directe.

« Leonard Cohen disait qu’il y a une faille dans toute chose ». Angela Carter, professeure agrégée en science politique à l’Université de Waterloo, a étudié cette victoire. « Si on sait en tirer avantage, le cas du Québec a le potentiel de changer notre façon de concevoir notre politique climatique au Canada », explique-t-elle.

Dans une vidéo publiée en 2015, le comité citoyen de Saint-Marc-sur-Richelieu avertit les entreprises pétrolières et gazières de ne pas se pointer dans leur municipalité. Image : Philippe Duhamel

Dans le sillage des accidents ferroviaires

En 2013, Carole Dupuis voyait les trains transporter du pétrole tout près de son village de Saint-Antoine-de-Tilly, en Chaudière-Appalaches.

Quelques mois plus tôt, c’est le déraillement et l’explosion de l’un de ces trains qui avait détruit le centre-ville de Lac-Mégantic, tuant 47 personnes. « J’étais étonnée », se souvient l’ancienne politicienne au municipal. « C’était loin de moi […] Je pensais que je comprenais ce qui se passait. »

Dupuis a mené des recherches pour savoir quelle quantité de pétrole transitait à travers le Québec. Elle voulait aussi en comprendre les effets – et les risques – sur sa région. Ses découvertes l’ont choquée.

« [Si] les divers projets pour lesquels des chiffres ont été avancés se concrétisaient », écrivait Dupuis dans un rapport qu’elle a produit à l’époque, le volume de pétrole brut qui circulerait au Québec par voie de bateaux, de pipelines et de trains « se multiplierait par 324 % pour atteindre tout près de 2 000 000 de barils par jour, comparativement à 600 000 aujourd’hui. »

À l’époque, la consommation de pétrole du Québec s’élevait à 350 000 barils par jour, mais la province était vouée à devenir un point de transit pour une quantité de pétrole quatre fois plus élevée.

« Selon l’Association pétrolière et gazière du Québec, “les derniers développements suggèrent que le potentiel gazier soit de 20 000 milliards de pieds cubes de gaz naturel récupérable [dans la vallée du Saint-Laurent], ce qui serait suffisant pour répondre à la demande et à la consommation québécoise pour plus de 100 ans” », mentionne le rapport.

« Le Saint-Laurent, la mer, c’est une partie de notre vie. »

Jean-Charles Piétacho, chef innu

L’étude de Dupuis était le premier à faire le portrait complet des projets pétroliers et gaziers au Québec.

Les résultats de l’enquête de Carole Dupuis n’ont fait qu’augmenter les inquiétudes de scientifiques, de leaders autochtones et de militant·es québécois·es : le boom pétrolier menaçait de transformer leurs vies de manière dramatique, et ce, sans grand contrôle démocratique.

Les projets de l’industrie représentaient une menace directe. « Le Saint-Laurent, la mer, c’est une partie de notre vie », explique Jean-Charles Piétacho, chef innu, alors qu’il se remémore les motivations derrière son implication dans la lutte contre l’extraction pétrolière dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent. « Tout ce qui vient de la mer est essentiel à notre subsistance. C’est ce que nos grands-parents faisaient et nous le faisons à notre tour. »

Piétacho et Dupuis, comme beaucoup d’autres, étaient déterminé·es à se défendre.

La campagne de Piétacho le mènera nez à nez avec l’escouade antiémeute sur l’île d’Anticosti lors d’une mobilisation pour la protection des habitats marins du golfe du Saint-Laurent.

Quant à Dupuis, elle en viendra à diriger un important réseau de groupes s’opposant aux entreprises gazières dans la vallée du Saint-Laurent.

Carole Dupuis a réalisé la première étude exhaustive des projets pétroliers et gaziers au Québec. Ce diagramme montre les traverses à haut risque du projet d’oléoduc d’Énergie Est, qui n’a finalement jamais été construit. Image : Carole Dupuis

Des groupes citoyens naissent aux quatre coins de la province

Au printemps 2011, l’écologiste André Bélisle fait visiter l’un des puits de fracturation hydraulique dits « exemplaires » à un journaliste de TVA. À l’intérieur du puits, le journaliste voit des bulles remonter l’eau accumulée après la fonte des neiges.

« Qu’est-ce que c’est que ça? », demande-t-il.

« Est-ce qu’on a besoin d’en dire plus? » réplique Bélisle.

L’industrie persistait à dire que ses puits n’avaient aucune fuite et ne présentaient aucun autre danger. Mais les militant·es étaient déterminé·es à prouver le contraire et à en convaincre le public.

Miser sur l’éducation populaire pour encourager la création de comités citoyens auto-organisés, telle était la méthode mise au point depuis plusieurs décennies par l’Association québécoise pour la lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA), que présidait alors André Bélisle. Cette stratégie avait permis de faire naître une génération de leaders militant·es.

Dès les années 1980, l’AQLPA militait contre les pluies acides jusqu’à l’adoption d’un traité nord-américain. Cette victoire, ainsi que les victoires remportées dans les années 2000 contre les centrales électriques alimentées au gaz et contre les terminaux d’importation ont permis à ce nouveau mouvement de prendre son envol.

Bélisle, ancien travailleur de la construction souvent décrit comme l’un des premiers environnementalistes du Québec, croit en cette approche. « Les autres, c’étaient des groupes militants », dit-il avec le franc-parler qu’on lui connaît. « Moi, j’ai dans l’idée que si on veut changer les choses, il faut que les gens comprennent. Il faut assurer une campagne d’éducation populaire permanente. »

Certain·es des environnementalistes québécois·es les plus actif·ves ont d’ailleurs été initié·es par cette méthode.

L’un d’eux est Serge Fortier. L’agriculteur cultivait son jardin lorsqu’un voisin l’a invité à se joindre à une réunion à Fortierville, près de Québec.

« On connaissait pas ça, le gaz de schiste », explique Fortier. « Mais j’ai tout de suite vu qu’il y avait du danger là […] Dans les grandes lignes, je voyais que c’était quelque chose d’énorme. »

Après la réunion, un participant, inquiet et en colère, s’est porté volontaire pour créer un comité citoyen. Fortier s’y est joint, marquant le début d’une aventure de quatre ans en tant qu’organisateur bénévole à temps plein.

« Moi, j’ai dans l’idée que si on veut changer les choses, il faut que les gens comprennent. Il faut assurer une campagne d’éducation populaire permanente. »

André Bélisle, ex-président de l’AQPLA

Lors de manifestations, son équipe et lui sont rapidement entrés en contact avec d’autres groupes de citoyen·nes qui naissaient un peu partout.

Le groupe d’autodidactes et de novices du militantisme a organisé ces comités en un regroupement connu sous le nom de Réseau interrégional sur le gaz de schiste de la vallée du Saint-Laurent (RIGSVSL). Leurs actions étaient coordonnées lors d’assemblées régionales à grande échelle similaires aux pratiques des milieux syndicaux.

Le groupe a mobilisé l’opposition des propriétaires de terrain, les encourageant à refuser de laisser les gazières s’installer chez eux. « Dans chaque village, on est allé taper aux portes des propriétaires », se souvient Fortier « On est allé chercher 65 000 citoyens propriétaires. Dans certains villages, plus de 75 % des territoires étaient bloqués! »

Une municipalité à la fois, le réseau a convaincu des élu·es d’utiliser leur pouvoir pour protéger leurs eaux, bloquant du même coup l’accès des entreprises de gaz de schiste. Investissant les allées du pouvoir, ces militant·es y ont démontré, preuves à l’appui, que les projets des gazières ne bénéficiaient d’aucune acceptabilité sociale.

La puissante menace de la désobéissance civile

Face à cette résistance, l’industrie n’a pas perdu de temps avant d’exprimer son inquiétude. « Les opérations de fracture hydraulique coûtent près d’un demi-million de dollars par jour », prévenait en 2011 Michael Binnion, PDG de Questerre Energy et gros joueur du lobby fossile au Canada. « Je ne dépenserai pas tout cet argent si les risques que des militants s’enchaînent aux installations ou qu’ils empêchent mes équipes de travailler sont trop élevés. »

Pour Philippe Duhamel, militant québécois et adepte de la doctrine de la non-violence stratégique de Gene Sharp, cette réaction de l’industrie était encourageante.

Avec le recul, la capacité du mouvement à développer des stratégies gagnantes avait quelque chose de quasi mystique. À l’époque, toutefois, pour les militant·es, la lutte n’était pas gagnée d’avance du tout.

Comme cela arrive souvent dans les luttes sociales, des tensions existaient entre les militant·es adoptant des stratégies différentes. Ceux et celles qui, comme Bélisle, se consacraient à l’éducation populaire et au lobbying voyaient avec suspicion les adeptes de la désobéissance civile.

Duhamel, stratège de longue date dont les premières œuvres remontaient aux mouvements antinucléaire et altermondialiste, a voulu prendre les entreprises gazières au pied de la lettre et se lancer dans la désobéissance civile. Et ce, sans l’accord des branches moins conflictuelles du mouvement.

Son équipe, composée de jeunes volontaires, a organisé deux ambitieuses campagnes militantes.

D’abord, en 2011, dans le cadre d’une marche partant de Rimouski en direction de Montréal, le groupe a offert des formations de désobéissance civile dans toutes les villes où il s’est arrêté. Les formations étaient réfléchies et novatrices. Chaque séance était en soi une mobilisation, un avertissement adressé aux entreprises comme quoi leurs projets de fracture hydraulique seraient très coûteux.

« Je ne dépenserai pas tout cet argent si les risques que des militants s’enchaînent aux installations ou qu’ils empêchent mes équipes de travailler sont trop élevés. »

Michael Binnion, PDG de Questerre Energy

Le groupe s’est vite fait connaître. À son arrivée à Montréal, il a été accueilli par l’une des plus grandes manifestations pour l’environnement de l’histoire du Québec.

Puis, loin de se contenter des gains obtenus dans le dossier des gazières, le groupe s’est attelé à créer un système d’avertissement, appelé Schiste 911, conçu pour les citoyen·nes qui remarqueraient les premières traces de fracture hydraulique et qui souhaiteraient s’entrainer à la désobéissance civile.

En fin de compte, la simple menace d’action directe et la campagne de défense des intérêts publics ont suffi à freiner l’industrie et à pousser le gouvernement à adopter un moratoire de long terme sur la fracturation hydraulique.

Même le lobby du gaz de schiste, à contrecœur, a qualifié leur mouvement de « sophistiqué ».

En dépit des tensions à l’intérieur du mouvement, la tactique de la marche développée par Duhamel a été reprise et améliorée par les autres membres. En Gaspésie, des militant·es ont tenu un camp d’occupation pendant un an au Camp de la rivière, jusqu’à faire reculer l’industrie. Leur approche plus conflictuelle dérangeait les politicien·nes. Parfois, les membres du groupe agissaient à visage couvert. Leurs actions demeuraient efficaces.

Dans leurs différentes formes, les groupes militants radicaux jouaient un rôle crucial dans le mouvement. Leurs efforts sont venus s’ajouter aux grandes campagnes de participation publique qui ont mené à des gains dans nombre de municipalités. Si ces mobilisations larges avaient déjà miné l’acceptabilité sociale de l’industrie du gaz de schiste, les plus radicaux ont pris la balle au bond pour créer de réelles menaces à l’industrie. Les efforts concertés de ces deux branches du mouvement ont porté fruit.

Dans le cadre de leur campagne Schiste 911, les militant·es québécois·es ont offert des formations permettant de reconnaître les premières traces de fracturation hydraulique et de se défendre à l’aide de la désobéissance civile. Photo : Moratoire d’une génération

De l’opposition à la proposition

Anne-Céline Guyon était la coordonnatrice d’un centre de recherche en anthropologie lorsqu’elle s’est rendue dans un centre communautaire un peu morne de Portneuf, sur la rive nord du Saint-Laurent, en 2013.

C’est à cette occasion qu’elle a pu en apprendre plus sur les risques que posait l’accroissement de l’exploitation du pétrole au Québec. Celle qui se disait alors apolitique a décidé de suivre le chemin tracé par des centaines de personnes avant elle et de s’impliquer dans la coordination de son comité citoyen local Stop Oléoduc.

Guyon, force tranquille militante, a d’abord coordonné la campagne contre l’oléoduc Énergie Est, puis celle contre le projet de GNL Québec. Elle s’est ensuite consacrée à militer pour la transition énergétique et l’affranchissement des énergies fossiles.

Aujourd’hui, Anne-Céline Guyon est l’une des figures environnementalistes les plus connues au Québec. L’histoire de son entrée dans le mouvement est à l’image de celle de milliers d’autres militant·es.

L’inquiétude initiale de ces militant·es à l’idée de voir leur environnement immédiat et leur qualité de vie menacés s’est vite transformée en une conscience politique. En refusant l’exploitation du gaz de schiste et la construction de pipelines dans leur cour, les militant·es en sont venu·es à les refuser partout, à refuser toutes les énergies fossiles et à promouvoir une transition énergétique, puis une transition juste.

Cette lutte se poursuit encore aujourd’hui.

« Nous voyions bien que nous avions besoin de formaliser notre coordination [dans la lutte contre Énergie Est], de faciliter la coordination des ONG et des groupes militants », dit Guyon. « C’est à ce moment-là que le Front commun pour la transition énergétique est né. Nous voulions formaliser la coordination contre les énergies fossiles en général. »

Fort de ses victoires, le mouvement a gagné en influence de même qu’en capacité d’opposition.

Le Front commun a ouvert un nouveau chapitre de lutte, sous le thème de la transition et la décarbonisation de l’économie québécoise. Des vagues de mobilisation et d’actions entre 2018 et 2019, comme les grèves pour le climat dans les écoles secondaires et la marche pour le climat qui a réuni un demi-million de personnes dans les rues de Montréal, ont contribué à communiquer l’urgence de cette exigence.

« Nous voulions formaliser la coordination contre les énergies fossiles en général. »

Anne-Céline Guyon, membre fondatrice du Front commun pour la transition énergétique

Le mouvement avait déjà vingt ans d’actions derrière la cravate quand il a vaincu le dernier grand projet d’hydrocarbure proposé au Québec, en 2021. Le projet de terminal d’exportation de gaz de GNL Québec était le plus grand investissement du secteur privé de l’histoire du Québec, et il menaçait directement l’habitat du béluga dans le fjord du Saguenay.

Le mouvement était passé maître dans la mobilisation de toute sorte de contributions cruciales, de la désobéissance civile aux prises de parole publiques. Il profitait aussi de l’appui de citoyen·nes « respectables » qui le protégeait des accusations de radicalisme. Il était capable de faire du lobbyisme.

Propulsé par l’intérêt du public dans l’action climatique, le mouvement a su montrer à un gouvernement conservateur qu’abandonner les énergies fossiles pouvait être une décision populaire.

Le Front commun pour la transition énergétique a été créé pour lutter contre l’oléoduc Énergie Est. Lors d’un événement à Montréal le 12 mai 2023, les membres du groupe réclament une transition vers les énergies propres. Photo : Front commun pour la transition énergétique (Facebook)

Le « Quebec factor »

En juin 2015, le militant environnementaliste Martin Poirier s’est joint à un groupe de militant·es anti-sables bitumineux de Colombie-Britannique pour une retraite stratégique.

C’était peu de temps après la victoire que ses camarades québécois·es et lui avaient réussi à obtenir contre l’oléoduc Énergie Est, une victoire de plus sur leur liste. La question n’a pas tardé pas à venir : « What’s the Quebec factor? » Quel est l’ingrédient secret du Québec?

Tout bon stratégiste comprend que les victoires des mouvements sociaux sont toujours hautement contextuelles. On n’échappe pas à cette réalité au Québec.

Les militant·es s’y sont pris tôt pour confronter l’industrie et ont puisé dans une riche tradition sociale-démocrate. Le potentiel hydro-électrique dans la province a fait en sorte que le secteur des combustibles fossiles n’a jamais été considérablement développé. Le potentiel d’extraction d’hydrocarbures n’était pas tout à fait clair non plus, de toute manière.

Malgré tout cela, on peine à s’expliquer qu’un gouvernement provincial conservateur, pro-entreprises privées et connu pour sa rhétorique populiste anti-woke décide de mettre fin à l’exploitation des hydrocarbures.

« Si on sait en tirer avantage, le cas du Québec a le potentiel de changer notre façon de concevoir notre politique climatique au Canada. »

Angela Carter, professeure en science politique à l’Université de Waterloo

Au départ, l’industrie profitait d’un appui politique sans limite, surtout du gouvernement fédéral. Sans les efforts du mouvement, les camions – et les pipelines, les bateaux, les foreuses – auraient eu la voie libre jusqu’à Saint-Marc-sur-Richelieu et ailleurs.

Le mouvement a créé un vrai « écosystème » militant en puisant des forces diversifiées, s’animant du bas vers le haut. Il pouvait compter sur des militant·es qui brandissaient la menace de la désobéissance civile, des journalistes aux compétences aussi grandes que leur engagement pour la cause, ainsi des acteur·trices du milieu culturel.

Leur travail a généré une grande participation du public, que ce soit lors des consultations publiques ou lors des campagnes de pétitions.

Le mouvement est parvenu à bâtir des alliances improbables entre des agriculteur·trices, des membres des Premières Nations, des chasseur·euses, des ONG et des syndicats, entre autres.

Ils et elles ont publié des livres et des rapports de recherche, ont mené la lutte des tribunaux avec brio, et ont pu compter sur des allié·es dans les partis politiques.

« On a gagné en ne le sachant pas », explique Carole Dupuis. « En faisant tout en même temps, en étant toujours présents, en étant toujours sur leurs talons, en écrivant aux médias, en écrivant des infolettres, en suivant l’actualité, en écrivant des synthèses qui pour tout exposer constamment. Tout le monde faisait toute sorte de choses, les peintres ont fait des peintures, les chanteurs ont chanté. Il a fallu lutter sur tous les fronts, de manière organique, mais organisée. »

Le chef innu Jean-Charles Piétacho prend la parole à Vancouver le 3 octobre 2018 dans le cadre d’une mobilisation de masse contre le prolongement du pipeline Trans Mountain. Photo : Greenpeace

Une victoire assombrie

Malgré tout, après que l’interdiction de forer et d’explorer ait été inscrite dans la loi, rares étaient ceux et celles qui avaient le cœur à la fête. L’importance de cette victoire, fruit de dizaines d’années d’efforts, est trop souvent minimisée et ternie par le désespoir ambiant face à une crise climatique toujours plus vive.

En moyenne, chaque Québécois·e émet encore environ 11,3 tonnes d’équivalent de CO2 par année. C’est moins que la moyenne nord-américaine, mais plus que presque partout ailleurs dans le monde.

En mai 2023, le gouvernement du Québec annonçait avec fierté qu’il atteindrait seulement 60 % de ses objectifs en matière de réduction de gaz à effets de serre d’ici 2030. Ces objectifs, quant à eux, ne représentaient qu’une réduction de 37,5 % par rapport à 1990, un chiffre déjà en dessous des cibles reconnues.

L’été 2023 n’est pas terminé et déjà, dans les forêts du Canada, une superficie plus grande que la Grèce s’est envolée en fumée.

À l’heure actuelle, après plus de trois ans de pandémie, il n’existe pas de mobilisation comparable à ce qu’on a connu dans les dix dernières années. Ce qu’il reste de la mobilisation de 2019 cherche à reprendre pied. Tout cela, y compris le contexte plus large, menace le mouvement.

Cela étant dit, les militant·es sont parfois distrait·es par leur situation immédiate, jusqu’à perdre de vue leur position historique. Ceux et celles qui tentent de redémarrer la mobilisation s’appuient sur les campagnes victorieuses du passé et sur les traditions des mouvements sociaux. L’opinion publique est favorable. L’État québécois n’est pas très exposé au lobbying des énergies fossiles.

Avec un peu de recul, ces militant·es verraient qu’il y a beaucoup de place pour l’espoir.

Les organisateur·trices qui ont rendu cette victoire possible ont consacré des années de bénévolat à la cause. La plupart se réjouissent de voir les nouvelles générations reprendre le combat. Et certain·es sont encore sur le terrain.

Le chef innu Jean-Charles Piétacho a contribué à l’obtention pour l’île d’Anticosti du statut de patrimoine mondial de l’UNESCO. Il a aussi milité avec succès pour que la rivière Magpie, sur la Côte-Nord, obtienne le statut de personne juridique et soit mieux protégée contre les tentations extractivistes.

Anne-Céline Guyon est encore une jeune militante avec de nombreux combats devant elle.

Philippe Duhamel, quant à lui, nous a envoyé un document par courriel après s’être entretenu avec nous : il s’agit d’un nouveau programme d’action directe.

Traduit de l’anglais par Miriam Hatabi

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