Enquête

Canada Strong and Free Networking Conference, le Woodstock en Beauce de la droite canadienne

Éric Duhaime prononce un discours à la conférence annuelle où climato-sceptiques, militants anti-avortements, droite conservatrice et libertarienne se rassemblent pour réseauter.

Ce vendredi 6 mai, Éric Duhaime prononcera un discours sur la scène principale du Canada Strong and Free Networking Conference. Cette conférence tenue à Ottawa chaque printemps est le plus grand rassemblement de « décideurs, militants, leaders d’opinion et stratèges de centre-droit » au pays, selon le site Web de l’événement. Le chef conservateur a récemment refusé de s’engager à présenter des candidats respectant le droit aux femmes d’avoir accès à l’avortement, car ce serait « woke ». A cette conférence de réseautage, il ne devrait pas se sentir trop seul.

Il s’agit de la 14e édition de ce Woodstock de la droite. Cette conférence de réseautage a déjà accueilli des invités tels que le politicien britannique d’extrême-droite Nigel Farage, le libertarien Ron Paul ou le stratège de George W. Bush, Karl Rove. Hier, la conférence a été le théâtre d’un débat entre les candidat·es à la chefferie du Parti Conservateur du Canada.

Depuis le départ à la retraite de son fondateur, Preston Manning, l’organisme et sa conférence ont changé de nom. Le Manning Center for Building Democracy est maintenant appelé le Canada Strong and Free Network.

Nous aurions bien aimé aller écouter Éric Duhaime, mais malheureusement, nous n’avons pas eu de réponse à notre demande d’accréditation de presse. À défaut de pouvoir couvrir la conférence de l’intérieur, nous nous sommes contentés de glaner les informations disponibles afin de dresser un portrait de l’événement.

Commanditaires aux affinités pétrolières

Une conférence de ce genre ne pourrait pas se tenir sans commanditaires. Sur le site Web de l’événement on retrouve certaines grandes entreprises telles qu’Amazon, Labatt, Air Canada, Coca-Cola, Meta (Facebook) et Telus. On y retrouve également l’Association canadienne des producteurs de pétrole et Enbridge, commanditaire du projet de pipeline du Northern Gateway. 

Le commanditaire principal est Intuit, une compagnie qui offre des solutions de comptabilité. Cette entreprise basée dans la Silicon Valley est enregistrée au Delaware, un État réputé pour sa fiscalité paradisiaque. Le milliardaire Scott Cook,  cofondateur d’Intuit, est connu pour ses sympathies libertariennes.

Sur le site, les commanditaires sont classés selon l’importance de leur contribution. Dans la seconde catégorie, on trouve l’organisme Modern Miracle Network. Ce dernier a été fondé par le président du Canada Strong and Free Network, Michael Binnion. Cet homme d’affaires de Calgary est le PDG de l’entreprise d’exploration et d’exploitation pétrolière et gazière Questerre. Le miracle moderne dont il est question ici, ce sont bien sûr les hydrocarbures. Tel que rapporté par Pivot, le Modern Miracle Network avait donné 2500$ à l’organisme de pression Québec Fier lors des élections fédérales de 2021.

L’un des commanditaires de la section Gold est la Fédération canadienne des contribuables. Cet organisme milite entre autres contre la taxe sur le carbone et pour une diminution du prix des carburants. Sur son site, il récolte des signatures pour une campagne intitulée « No pipelines? No equalization! » [Pas de pipelines? Pas de péréquation]. La Fédération demande l’arrêt des paiements de péréquation si le Québec refuse le passage de pipeline sur son territoire. Curieusement, nous n’avons pas trouvé cette campagne sur la version francophone de leur site Web.

La droite religieuse anti-avortement 

En marge des conférences et ateliers, il y a le réseautage entre personnes. De plus, un certain nombre d’exposants seront là pour discuter et partager avec les participant·es. En plus des firmes de communications, plusieurs organisations militantes seront également  présentes.

Parmi la liste des partenaires et exposants, on retrouve un groupe du nom de We need a law [Nous avons besoin d’une loi]. La loi requise, dans cet intitulé, c’est la règlementation, voire l’abolition, du droit à l’avortement. Leur mission: « équiper les canadiens pour l’action pro-vie et encourager les leaders politiques à plaider pour des lois qui protègent les enfants pré-nés » [pre-born]. Selon la page de dons de leur site Web, We need a law est issu de l’Association for Reformed Political Action [Association pour l’action politique réformée, une dénomination protestante] dont la mission est d’outiller les chrétiens réformés pour l’action politique et présenter une perspective biblique aux décideurs.

Le Parti de l’Héritage Chrétien Canada est également présent dans la liste des exposants. Ce parti fédéral se définit comme étant « le seul parti fédéral pro-vie et pro-famille ». Sur leur site, un texte récent nous met en garde contre la « cabale » du Forum économique mondial (FEM) et leur « Grand Reset ». Le Grand Reset, titre de la conférence de 2021 du FEM tenu à Davos, est devenu le thème d’une théorie de conspiration d’une certaine droite voulant que les grands capitalistes de ce monde utilisent la pandémie pour instaurer le socialisme.

Cardus est un think-tank chrétien avec des bureaux à Hamilton, Ottawa, Calgary et Vancouver. Ils se positionnent sur divers enjeux de politique publique d’un point de vue religieux et avancent l’idée que l’État a « un rôle important mais limité » à jouer. Enregistré en tant qu’organisme charitable, il publie des mémoires et rapports sur des thèmes tels que l’éducation, le travail et la santé. Un de leur sujet d’intervention est la liberté de conscience, comme par exemple le droit des professionnel-les de la santé de refuser de référer une femme désirant avoir accès à un avortement.

Le Justice Center for Constitutional Freedoms (JCCF) [Centre de Justice pour les libertés constitutionnelles] n’est pas un organisme religieux. Il a pour but de « défendre les libertés constitutionnelles des canadiens par le biais de litiges et d’éducation ». Un coup d’oeil aux causes défendues par le JCCF montre un biais vers des causes chère à la droite conservatrice comme la défense du droit d’afficher des panneaux publicitaires anti-avortements sur le bord de l’autoroute ou le droit d’un camp de vacances de refuser d’adhérer à la Charte et s’engager à respecter les droits reproductifs de ses employées. 

La droite climato-sceptique

Un autre exposant inquiet de ce fameux « Grand Reset » est le Concerned Manufacturers and Businesses of Canada [Manufacturiers et entreprises concernés du Canada], un regroupement de gens d’affaires de « petites et moyenne entreprises » de « tous les secteurs ». Press Progress a dévoilé que l’organisation publiait des memes anti-mesures sanitaires dans des groupes Facebook séparatistes albertains. Il milite également pour une « vision réaliste » des changements climatiques et a fait du lobbying auprès du gouvernement Ford en Ontario pour supprimer les congés de maladie. Selon le reportage de Press Progress, l’organisme a reçu du financement de l’association des producteurs de pétrole, du Modern Miracle Network et de Enbridge.

Un autre exposant climato-sceptique est Second Street, fondé par l’actuel directeur du Canada Strong and Free Network, Troy Lanigan et Mark Milke. Lanigan a également travaillé pour la Fédération canadienne des contribuables. Second Street fait partie des partenaires du Atlas Network, un think-tank libertarien. Celui-ci a nommé Second Street l’un des « bons paris » pour 2022. L’organisation fait la promotion de réformes du système de santé, comme la possibilité de souscrire à une assurance qui couvre les soins de santé privée. Il diffuse également des vidéos et articles sur les méfaits du socialisme et les bienfaits de la production canadienne d’hydrocarbures. 

Mark Milke a été le directeur de la Fédération canadienne des contribuables pour l’Alberta. Il a été le directeur exécutif à la recherche pour le « Canadian Energy Center », communément appelée la cellule de crise énergétique, une corporation provinciale albertaine crée par Jason Kenney. Son mandat est la promotion de l’industrie énergétique albertaine et la « lutte contre les campagnes domestiques et financées par l’étranger contre l’industrie pétrolière et gazière canadienne ».

Le partenaire le plus radicalement climato-sceptique est probablement le International Climate Science Coalition (ICSC) – Canada. Bien que le mot « science » figure dans son nom, les positions de cet organisme vont à l’encontre du consensus scientifique des experts internationaux. Selon ce groupe, le carbone n’est pas un polluant et l’activité humaine n’est pas en cause dans le réchauffement. 

Le directeur du ICSC Canada, Tom Harris, a travaillé pour diverses firmes de relations publiques dans le passé. Selon un profil publié sur le site de l’une de ces compagnies, il aurait travaillé avec des entreprises du secteur pétrolier et gazier pour lesquelles il aurait « dirigé des campagnes médiatiques et de relations publiques efficaces ».

Le mouvement conservateur est loin d’être homogène. Le défi pour un politicien comme Éric Duhaime est de réussir à fédérer la tendance libertarienne allergique à l’intervention de l’État avec la frange qui cherche à légiférer le corps des femmes. Un candidat anti-avortement comme Roy Eappen, qui a été membre du comité organisateur du très libertarien Réseau Liberté-Québec, représente bien la synthèse entre ces deux courants.  

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