La suspension des activités de Métro Média le 11 août dernier nous offre une occasion unique de plonger dans l’idéologie traversant le champ médiatique québécois. Bien que le capitalisme semble le responsable principal de la fermeture du groupe médiatique, ce terme est absent du discours de la plupart des acteur·trices concerné·es. Pourquoi?
La tension entre capitalisme et démocratie est constitutive de la naissance des médias de masse en Amérique du Nord. Pour le dire simplement, les journaux doivent souvent marcher sur la mince ligne entre couverture de l’actualité générale et production de profits pour leurs propriétaires.
Mais pour plusieurs raisons, les acteur·trices du champ médiatique gardent la plupart du temps, surtout en temps de crise, le silence sur les influences du commerce sur leurs activités principales. J’aimerais ici prendre trois exemples provenant du cas de la suspension du groupe Métro Média au mois d’août dernier pour illustrer ce paradoxe traversant le monde des médias.
La faute à la technologie
Commençons par des éléments discursifs provenant du président de Métro Média.
Comme nous le savons, Métro Média était une entreprise médiatique qui publiait quelques seize journaux locaux, dont le populaire journal Métro, distribué auparavant dans le métro de Montréal, puis dans le Publisac.
Comme plusieurs médias, Métro a vécu une baisse de ses revenus pendant la pandémie de COVID-19, en plus de voir son modèle d’affaires fragilisé par la crise des médias et le capitalisme numérique imposé par les grandes plateformes comme Facebook et Google, qui monopolisent désormais la diffusion des contenus et les revenus publicitaires sur le Web. Certaines mauvaises décisions financières, dont le choix du principal actionnaire de se verser un dividende de 2,57 millions $ en 2021, n’ont pas aidé la cause du média non plus.
Or, lors de la suspension des activités du groupe, le président-directeur général de Métro Média, Andrew Mulé, a essentiellement blâmé la technologie et surtout la fin de la distribution obligatoire du Publisac. Selon M. Mulé, « Métro a reçu un coup particulièrement dévastateur lorsque [la mairesse de Montréal] a annoncé la fin de notre mode de distribution, le Publisac ».
Ce discours du président de l’entreprise illustre toute la force de l’idéologie du déterminisme technique traversant le monde des médias. Historiquement, les acteur·trices gravitant autour des médias aiment bien s’imaginer comme des innovateurs à l’affut des dernières tendances. Lorsqu’un média réussit un bon coup, c’est parce qu’il a réussi à s’adapter à telle innovation technologique avant les autres. À l’inverse, les médias qui déclinent sont souvent vus comme ceux qui ne s’adaptent pas ou ceux dont la bureaucratie freine l’innovation perpétuelle.
La concurrence tue l’information, pas la technologie.
Ce qui se cache derrière ce discours est que les médias sont dépendants de relations sociales qui les dépassent largement, soit des forces sociales, politiques, économiques, mais aussi culturelles. La concurrence féroce que se livrent les empires médiatiques cause notamment beaucoup plus de ravages sur la production et la distribution de contenus qu’un simple changement dans l’adoption d’une technologie.
C’est d’ailleurs ce que rappelait l’éditeur du Journal des voisins, Simon Van Vliet, le 26 avril dernier : « les hebdos édités par Métro Média n’étaient déjà plus que l’ombre de ce qu’ils ont déjà été, après que Québecor et Transcontinental se soient livré une guerre commerciale sans merci pour le contrôle de l’industrie des périodiques à l’échelle du Québec », écrivait-il.
La concurrence tue l’information, pas la technologie.
Des journalistes qui ignorent l’économie
Qu’en est-il maintenant des autres acteur·trices ayant pris la parole après la fin des activités du groupe Métro Média? Ont-ils pointé du doigt le capitalisme? Non, mais pour des raisons différentes.
Commençons par les artisan·es du journal. Dans un texte intitulé « Et maintenant, on fait quoi? », publié le 19 août dernier, l’ancien directeur de l’information du journal Métro, Éric Martel, revient sur les événements ayant précédé la chute de l’institution. Comme son supérieur, il souligne tout d’abord la décision de la Ville de Montréal de suspendre l’adhésion obligatoire au Publisac. Pour lui, ce choix n’est rien de moins qu’une « épée de Damoclès qui allait lentement, mais sûrement descendre jusqu’à notre nuque ».
Selon M. Martel, la décision de la Ville de suspendre le Publisac a essentiellement convaincu les annonceurs que le journal n’était plus désirable. « Au moment où la mort future du Publisac semblait claire, les annonceurs ont commencé à déserter Métro. Plus ces annonceurs s’en allaient, plus nos journaux s’amincissaient. »
Bien que le texte de M. Martel soit globalement intéressant, son analyse du déclin de la publicité inclut un présentisme classique dans le discours de certain·es journalistes. Habitué·es à couvrir l’actualité, ils et elles ont tendance à voir des relations de cause à effet simples là où on a affaire à des phénomènes en réalité beaucoup plus larges et anciens.
À vrai dire, le déclin de la publicité dans les médias traditionnels est un phénomène documenté depuis la fin des années 1990 par des économistes comme Julia Cagé. La publicité varie selon la santé des entreprises et la vigueur des cycles économiques. Après la pandémie, de nombreuses entreprises ont amorcé une compression de leurs dépenses, notamment publicitaires, pour pallier les problèmes touchant leurs chaînes d’approvisionnement.
Habitué·es à couvrir l’actualité, les journalistes ont tendance à voir des relations de cause à effet simples là où on a en réalité des phénomènes beaucoup plus larges et anciens.
Le journaliste ignore ici ces causes complexes, tout en présentant la publicité comme source de revenus naturelle pour les médias. Depuis plusieurs années, de nombreux médias ont pourtant choisi de diversifier leurs sources de revenus en adoptant notamment des statuts alternatifs, de coopérative ou à but non lucratif – des statuts qui permettent souvent de stimuler les abonnements numériques des lecteur·trices ou le soutien philanthropique.
Le discours journalistique a ici une prétention de neutralité, mais en réalité, il naturalise la relation entre presse, publicité et capitalisme.
Un État obsédé par la bonne gouvernance
Qu’en est-il, pour finir, du discours de l’État?
Prenant la parole sur le sujet, le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, a indiqué le 30 août dernier que la fermeture de Métro Média était liée à une « crise interne » de l’entreprise, et non à une crise plus globale de l’industrie médiatique.
L’aveuglement du ministre trahit une vision à court terme.
Le ministre n’a pas tort dans son discours lorsqu’il pointe du doigt la mauvaise décision financière de l’actionnaire du journal. Mais son isolement du cas de Métro Média est en décalage complet avec les données concernant la crise des médias au Québec et au Canada. De nombreux médias ont fermé au Québec dans les dernières années, pensons à Voir, à Vice Québec, et puis au Groupe Capitales Médias (Le Soleil, La Tribune, Le Droit, etc.) qui a été récupéré plus tard en coopérative.
L’aveuglement du ministre trahit une vision à court terme, mais aussi une compréhension très entrepreneuriale de la culture, où le succès ou l’échec des projets culturels dépend de leur bonne ou mauvaise gestion. La « gouvernance » des industries culturelles prend ici le dessus sur leurs sources de revenus ou encore sur leurs relations avec les plateformes numériques.
En résumé, la fermeture de Métro Média s’inscrit dans une dynamique complexe mêlant crise des médias, repli de la publicité, et vision à court terme des investisseurs. En omettant ces explications économiques, les acteur·trices du milieu n’aident pas les lecteur·trices à se faire un portrait global de la situation.