Ma sœur cadette a toujours eu peur des chiens. Pas moi. Moi, qui ne comprenais pas sa paralysie devant ces bêtes, je lui demandais d’être courageuse. Comment pouvais-je ignorer sa détresse qui était si grande?
Aujourd’hui je me demande si elle ne revivait pas l’esclavage, époque où les chiens étaient là pour surveiller ou traquer les esclaves. Avait-elle une compréhension de l’histoire qui m’échappait? Était-elle consciente que les traumatismes peuvent être transmis de génération en génération, bref qu’ils sont intergénérationnels?
Comme l’a si bien illustré Octavia Butler dans son roman Liens de sang (Kindred), pour les descendant·es d’esclaves, passé et présent se confondent.
Lâcher les chiens
Mais au-delà de l’inscription dans la mémoire intergénérationnelle, aujourd’hui encore, des chiens sont encore instrumentalisés par des hommes pour des fins inhumaines.
Le mois dernier, un homme noir non armé, Jadarrius Rose, a été attaqué par un chien policier. Il a été mordu alors qu’il avait les bras en l’air, se rendant aux forces de l’ordre. Alors qu’un soldat de l’État de l’Ohio s’y opposait vertement, un chien a été lancé sur Rose par les policiers de Circleville.
Cette histoire de chien nous fait encore faire un douloureux voyage dans le temps.
Cette interpellation qui a impliqué de nombreux agents faisait suite à une poursuite policière : M. Rose conduisait une semi-remorque et avait négligé de faire un arrêt d’inspection alors qu’il lui manquait un garde-boue. Au cours de la poursuite, Rose a appelé le 911 en mentionnant que les agents « essayaient de le tuer » et qu’il « ne se sentait pas en sécurité. » Rien d’anormal. Il « ne savait pas pourquoi […] le policier avait sorti son arme après avoir brièvement arrêté le camion ».
Pourquoi un tel déploiement pour un garde-boue? Cette question devrait nous préoccuper, car elle soulève le problème du profilage racial, manifestation du racisme lié à la sur-surveillance des corps noirs.
Quant à l’utilisation du chien, elle nous fait encore faire un douloureux voyage dans le temps. Comme le soulignait la présidente de la branche de Columbus de l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP) : « Ce type de comportement barbare ramène à notre mémoire des images horribles des chiens qui étaient lâchés sur des militant·es dans le Sud au cours des années 1960. »
« On appelle “chiens blancs” les toutous spécialement dressés pour aider la police contre les Noirs. Un dressage tout ce qu’il y a de plus soigné. »
Romain Gary, dans le roman Chien blanc
« Cette conduite reflète les traitements injustes et discriminatoires infligés aux Noir·es du Mississippi, de la Géorgie et de l’Alabama, que nous ne souhaitons pas revoir », ajoutait encore Mme Nana Watson.
Réminiscences
En regardant le reportage de CNN, une des scènes du film de Django Unchained m’est revenue à la mémoire. La scène dans laquelle un planteur du Sud ordonne la mise à mort de son esclave en le faisant dévorer par des chiens, devant Django et devant d’autres esclaves confinés au silence.
Cette violence n’était ni extrême ni extraordinaire. Au quotidien, les esclaves et leurs descendant·es étaient soumis·es à des châtiments comme celui-là et à d’autres… encore pires. Viols systématiques, liens familiaux brisés, vente des enfants. L’horreur humaine. Sans espoir de justice, les esclaves étaient des biens meubles.
« Jadis, on les dressait pour traquer les esclaves évadés. Maintenant, c’est contre les manifestants. »
Romain Gary, Chien blanc
Le comportement de Django, qui ne s’oppose pas, peut surprendre. C’est qu’il doit être reconnu comme interlocuteur par celui qui détient le pouvoir. Le prix à payer : la mise à mort d’un esclave alors qu’il est lui-même un ancien esclave.
Des variantes de ce comportement se manifestent dans nos sociétés sous d’autres formes. On peut penser au « tokénisme », cette représentation symbolique qui ne change rien aux dynamiques ni sociales ni raciales. La présence de personnes noires laisse croire à de véritables avancées sociétales, alors que les dynamiques de pouvoir et les structures sociales restent les mêmes. Cette instrumentalisation est une forme de violence qui est un obstacle à l’égalité réelle, tout comme l’assimilation de Django est une entrave aux changements sociaux.
Des toutous spécialement dressés
Par un drôle de hasard, au moment où Jadarrius Rose faisait la manchette, je lisais Chien blanc, romande Romain Gary, métaphore sur le racisme antinoir publiée en 1970.
Alors que Romain Gary se trouve à Los Angeles, son chien s’amène avec un berger allemand qui semble des plus charmants. Or, lorsque le berger allemand voit des Noir·es, son comportement change : « il se jette contre le portail, l’écume à la gueule, dans un paroxysme de haine effrayant ».
Roman Gary apprend que ce chien est « un chien blanc. Il vient du Sud. On appelle là-bas “chiens blancs” les toutous spécialement dressés pour aider la police contre les Noirs. Un dressage tout ce qu’il y a de plus soigné ». « Jadis, on les dressait pour traquer les esclaves évadés. Maintenant, c’est contre les manifestants. »
Chiens d’attaque, chiens instrumentalisés, voire militarisés contre les Noir·es.
Des crises humanitaires alors qu’on pleure un chien
En juillet 2023, un chien policier de Toronto nommé Bingo est mort dans l’exercice de ses fonctions. Le cortège funèbre a fait l’objet de couvertures médiatiques. De nombreuses personnes ont exprimé leur profonde tristesse et leur sympathie pour le chien.
Chiens d’attaque, chiens instrumentalisés, voire militarisés contre les Noir·es.
Alors que l’on cherche encore l’empathie pour les tragédies humaines touchant les Autochtones ou le traitement des réfugié·es africain·es laissés à elles et eux-mêmes à Toronto depuis des semaines.
Ces réactions face aux traitements du chien policier sont inscrites dans une histoire et il faut à tout prix en prendre conscience. Comme le disait Sherene Razack, « sans histoire et sans contexte social, chaque rencontre entre groupes inégaux devient une nouvelle interaction, où les participants partent de zéro, d’un être humain à l’autre, chacun innocent de la subordination sociale des autres ».
On comprend mieux pourquoi pendant ce temps, nombre de Noir·es, loin d’être pris·es de sympathie pour ces bêtes d’assaut, les craignent toujours.