Depuis 2021, 59 % des immeubles achetés aux Îles-de-la-Madeleine sont des résidences secondaires et le quart des maisons achetées l’ont été par des gens vivant à l’extérieur de l’archipel. Ces données, analysées par Pivot, jettent un éclairage sur un fait déjà bien connu des Madelinots locataires : la villégiature et la location à court terme — parfois illégale — transforment graduellement les Îles en un resort pour les touristes. La réglementation pour juguler le problème existe, mais la question de son application demeure ouverte.
« Le monde [de l’extérieur] loue aux touristes, l’été », explique Jeanne Lebel, une résidente des Îles-de-la-Madeleine. Les gens du continent qui possèdent des demeures sur l’archipel « se gardent une semaine ou deux, l’été, et après ça [en hiver], ils veulent louer aux Madelinots […] à des prix [élevés] qu’on n’est pas habitué à payer ».
Elle raconte que depuis longtemps, les Madelinots ont eux et elles-mêmes l’habitude de louer leur propre maison aux touristes, l’été. Ils passent la belle saison dans une roulotte et réintègrent leur domicile à l’automne.
Le problème est que cette pratique se fait de plus en plus avec des maisons secondaires, qui sont louées à des habitant·es des Îles durant l’année… et à des voyageur·euses durant la saison touristique. Au lieu des propriétaires, ce sont donc les locataires qui sont mis·es à la rue l’été venu.
Des familles et des enfants dehors
Des logements à louer, il y en a pour les mois d’hiver, mais « au mois de mai, organisez-vous ! » se désole Mme Lebel.
Elle dit voir « des familles complètes, avec des enfants, dehors ».
Depuis quelques années, la crise du logement s’accentue aux Îles et les évictions estivales sont un fait bien connu.
Trouver un logement à l’année est difficile et il n’est pas rare de voir les propriétaires préférer louer leur maison à la semaine et au gros prix aux touristes, l’été. Les locataires n’ont pas d’autres choix que d’accepter de signer des baux pour huit mois, de septembre ou octobre à mai, ne sachant pas s’ils ou elles pourront réintégrer le logement l’automne suivant.
« Ce n’est pas vraiment intéressant de trouver de quoi à l’automne et d’être obligé de ressortir au printemps », explique Jeanne Lebel. « Pis ton stock, tu le mets où? C’est un non-sens. Pour moi, les Îles sont vendues aux touristes. »
L’an dernier, un service d’aide à la recherche de logement (SARL) a été mis sur pied. L’année précédente, un centre d’hébergement d’urgence avait dû être mis en place dans un ancien aréna.
« Ce n’est pas vraiment intéressant de trouver de quoi à l’automne et d’être obligé de ressortir au printemps. Pis ton stock, tu le mets où? C’est un non-sens. Pour moi, les Îles sont vendues aux touristes. »
Jeanne Lebel, résidente des Îles-de-la-Madeleine
Le tourisme est le deuxième moteur économique de la région, après la pêche commerciale, explique en entrevue téléphonique Antonin Valiquette, maire de la municipalité des Îles-de-la-Madeleine. Le modèle qui a été développé, où les visiteur·euses sont hébergé·es en grande partie dans les maisons des propriétaires locaux, « fait en sorte que les retombées économiques du tourisme sont largement réparties à travers la population », ajoute-t-il.
Mais « depuis la pandémie, avec la surenchère immobilière, on s’aperçoit que l’offre de maisons à vendre ou à louer à l’année, elle ne suffit pas à la demande », dit le maire. Il ajoute que « la municipalité travaille sur des projets pour ajouter du logement locatif, qui a été très peu développé au cours des dernières décennies ».
Des annonces bien particulières
Les plateformes comme Airbnb sont utilisées aux Îles-de-la-Madeleine, mais une grande partie de l’offre de logements et de chalets passe par le réseau social Facebook.
Pivot a pu consulter de nombreuses offres d’hébergement à la semaine dans divers groupes privés, dont plusieurs n’affichent pas de numéro de permis de la Corporation de l’industrie touristique du Québec (CITQ), ce qui est illégal.
On retrouve également dans ces groupes privés sur Facebook des annonces pour des logements disponibles seulement l’hiver. Comme celui d’un couple montréalais possédant au moins trois résidences aux Îles, qui propose des locations « à la semaine durant l’été. Au mois durant l’hiver ».
Ce ne sont pas les seuls à chercher des locataires seulement pour les mois d’hiver.
Les maisons deviennent des chalets
Les données montrent en effet que les Îles-de-la-Madeleine appartiennent de moins en moins aux Madelinots.
Pivot a consulté les données des ventes immobilières résidentielles entre le 1er janvier 2021 et la fin juin 2023. Nous avons recensé 455 transactions.
À l’aide du rôle d’évaluation municipale, il est possible de savoir si le ou la propriétaire indique que la propriété achetée est sa résidence principale ou non. Pivot a également comptabilisé le nombre de propriétaires dont la résidence principale est située à l’extérieur de l’archipel.
Durant la période observée, c’est seulement dans 41,3 % des immeubles achetés qu’on trouve un·e propriétaire vivant sur les lieux. Plus de la moitié de ces résidences sont donc secondaires.
De plus, durant cette même période, 25,5 % des nouveaux·elles propriétaires ont une adresse principale à l’extérieur de l’archipel.
Pour les six premiers mois de 2023, la situation est encore plus marquée : sur les 56 transactions répertoriées, ce ne sont que 13 des nouveaux propriétaires (23 %) qui indiquent cette adresse comme résidence principale.
Fait préoccupant, sur les 116 immeubles achetés par des personnes résidant à l’extérieur des Îles, 87 %, indiquent pourtant « logement » comme utilisation principale au rôle d’évaluation municipal. Seulement 5 % portent la mention « chalet ou maison de villégiature » et 7 % celle de « résidence de tourisme ». On parle donc de maisons où on habitait à l’année qui sont transformées en chalets destinés aux vacances. Ces chiffres mettent en lumière la transformation de l’usage des logements aux Îles-de-la-Madeleine.
Pivot a également comparé les adresses des maisons achetées avec la carte du zonage des Îles-de-la-Madeleine. On constate que très peu d’entre elles se situent dans les endroits zonés pour la villégiature. En effet, une modification du règlement d’urbanisme adoptée en mars 2022 ne permet les nouvelles résidences de tourisme (soit les résidences secondaires louées aux touristes) que dans ces zones.
Cela veut dire que dans la plupart des cas, ces nouveaux propriétaires ne peuvent pas légalement louer leur maison à court terme en saison touristique.
« Je n’ai rien contre le tourisme », affirme Jeanne Lebel. « Je travaille pour des gens qui louent une maison. Ils le font de manière respectueuse. Ils ont acheté une maison qui était déjà une résidence de tourisme. Ils paient déclarés ».
Elle s’inquiète par contre que l’explosion du coût des maisons et la crise du logement forcent de plus en plus de Madelinots à quitter l’archipel.
Qui vérifie les irrégularités ?
Le maire Antonin Valiquette explique qu’en vertu de la réglementation provinciale, pour opérer une résidence de tourisme, les propriétaires doivent obtenir un numéro de permis de la CITQ. Avant de l’octroyer, cet organisme appelle la municipalité et s’il s’agit d’une résidence secondaire à l’extérieur d’une zone de villégiature, le permis sera refusé.
« Après ça, si vous louez quand même, vous vous exposez à des risques », dit le maire. « C’est revenu Québec qui peut vous attraper là-dessus. »
Le notable ajoute que « le règlement est appliqué dans la mesure où je bloque le permis pour les demandes qui ne sont pas conformes à la réglementation municipale ».
Par contre, lorsque cette intervention de la municipalité ne suffit pas et que des gens contournent la loi, il juge que « c’est au gouvernement [provincial] de faire appliquer une loi [provinciale] ». Il voit mal la municipalité se mettre à dénoncer ses citoyen·nes.
« On est allé aussi loin qu’on pouvait aller. »
Le maire Antonin Valiquette
S’il y a une plainte de la part d’un·e citoyen·ne, la municipalité peut vérifier, mais le maire rapporte ne pas avoir « les effectifs, les inspecteurs municipaux, à envoyer à gauche à droite sur les Îles-de-la-Madeleine pour vérifier si une maison est louée ou pas et si elle l’est dans les normes de la loi [provinciale] ».
Les plaintes sont donc transmises à Revenu Québec, « pour qu’ils fassent leur propre vérification », ajoute-t-il. Pour l’année 2022-2023, Revenu Québec a effectué sept inspections aux Îles-de-la-Madeleine. Selon les chiffres obtenus par Pivot, deux constats d’infractions auraient été signifiés.
Mylène Gagnon, porte-parole pour Revenu Québec, explique qu’à la suite d’un constat d’infraction, le processus judiciaire suit son cours et peut mener à une condamnation. Pour l’année 2022-2023, il y a eu six condamnations et Revenu Québec à imposé un total de 23 750 $ en amendes en vertu de la Loi sur l’hébergement touristique.
Le maire Valiquette considère que le nouveau règlement a un effet dissuasif, mais qu’il « faudra voir avec l’usage ».
En ce qui concerne les maisons transformées en résidences secondaires, Antonin Valiquette explique qu’il ne peut pas s’immiscer dans les ventes. « La municipalité n’a pas le pouvoir de dicter aux propriétaires qui achète quoi. Si un vendeur trouve un acheteur, la municipalité ne peut pas lui dire qu’il ne peut pas vendre. »
Avec la réglementation, « on est allé aussi loin qu’on pouvait aller », dit-il. « Si l’application doit être révisée, on devra discuter avec Revenu Québec pour une application plus rigoureuse de leur propre loi. »