Le fantôme d’Emmett Till hante les espaces blancs

CHRONIQUE | Il s’agit de protéger des femmes blanches et des espaces blancs contre les corps noirs.

On apprenait il y a quelques jours que six policiers ont admis avoir torturé deux Noirs lors d’une opération policière à Braxton au Mississippi, les agressant physiquement et sexuellement.

Les policiers leur ont fait ingurgiter des substances toxiques dont de l’huile de cuisson. Un des policiers a mis en scène une simulation d’exécution en mettant dans la bouche d’un des hommes noirs un revolver. Le policier « a tiré une balle qui a lacéré la langue de M. Jenkins, lui a cassé la mâchoire et est sortie par le cou », rapporte l’Agence France-Presse.

Ces actions dégradantes ne sont pas sans rappeler les actes commis en 2003 par des militaires américaines à l’encontre de prisonniers irakiens de la prison d’Abou Ghraib. Des photos avaient révélé que les prisonniers y étaient physiquement et sexuellement abusés, torturés, violés et exécutés.

On ne peut que voir des similitudes troublantes qui nous amènent à nous interroger sur la nature systémique des dégradations imposées au corps noir et brun, aux corps que le colonialisme et le racisme ont transformés en des citoyens de seconde zone, qui n’ont pas les mêmes droits.

L’art de rapporter la nouvelle

L’Agence France-Presse cite la représentante du ministère de la Justice qui parle de mauvais comportements policiers et « d’actes motivés par des préjugés raciaux et par la haine ». Par ces références, on évacue la nature structurelle, voire systémique, de la violence des policiers envers les personnes noires ou encore racisées, pour mettre plutôt l’accent sur les comportements individuels.  

L’article esquisse en une phrase l’ombre d’une violence systémique : l’un des membres du trio a utilisé un taser sur un homme noir et a tiré près de sa tête pour obtenir des aveux, et ce – c’est là que le bât blesse –, « sans aucune intervention de la part de deux autres ». Comment se fait-il que les autres n’interviennent pas?

Cette situation s’apparente aux comportements lors du meurtre de George Floyd à Minneapolis, alors que les collègues du policier Derek Chauvin ne sont pas intervenus. Systémique, vous dites?

On évacue la nature structurelle, voire systémique, de la violence des policiers pour mettre plutôt l’accent sur les comportements individuels.

Or, dans l’article du New York Times sur le même évènement, on expose des faits omis par l’Agence France-Presse.

La maison dans laquelle les deux hommes noirs se trouvaient appartenait à une de leurs ami·es, une femme blanche. « Les officiers ont lancé des insultes raciales aux hommes, les ont accusés de “profiter” de la femme blanche qui possédait la maison et leur ont dit de retourner à Jackson ou de “leur côté” de la rivière Pearl, des zones avec des concentrations plus élevées de Noirs y résidant », lit-on dans le New York Times.

Ces détails sont lourds de sens et ne sont pas sans rappeler de mauvais souvenirs.

Les femmes blanches et le corps noir

Variations sur le même thème. En 1955, alors qu’il avait quatorze ans, Emmett Till a pris ses vacances scolaires au Mississippi pour passer l’été dans sa famille élargie. Sa mère l’avait averti que les Blancs du Sud pouvaient réagir violemment face à certains comportements normaux, qu’ils jugent déviants chez les Noirs. Le Sud se refusait aux changements raciaux et s’opposait au démantèlement de la ségrégation raciale dans les établissements publics.

Emmett, alors qu’il était au magasin du village, a interagi avec la caissière blanche, Carolyn Bryant. Il semble que Till aurait sifflé ou encore flirté avec elle – bref des gamineries qui lui ont coûté la vie.

Les hommes noirs doivent respecter des règles non écrites dans une société qui se prétend exempte de racisme systémique.

En effet, quelques jours plus tard, le mari et le demi-frère de la caissière sont entrés dans la maison où Emmett séjournait et l’ont kidnappé. Emmett a été torturé et assassiné d’une balle dans la tête. Le corps de l’adolescent a été attaché avec du fil de fer à un grand ventilateur en métal et jeté dans la rivière Tallahatchie.

On peut retracer des variations de ces comportements au Québec. Un ami noir me confiait qu’alors qu’il faisait ses premières armes sur le marché du travail en tant que professionnel, il avait fait un compliment à une collègue de travail blanche, à savoir que « ce qu’elle portait était beau ». Ce commentaire anodin a enclenché, à son insu, une enquête administrative, mettant à risque son emploi.

Alors que les personnes noires font face à de la discrimination sur le marché de l’emploi, un congédiement aurait facilement pu être le point de départ d’une spirale entrainant l’agonie, voire la mort sociale.

Tout comme en 1955 aux États-Unis, les hommes noirs doivent respecter des règles non écrites dans une société qui se prétend exempte de racisme systémique.

Le comportement des policiers de Braxton en 2023 a des motivations profondes, les mêmes qui animaient la famille de Carolyn Bryant : protéger la femme blanche contre les hommes noirs.

Les espaces blancs et le corps noir

Il s’agit aussi de protéger non seulement des femmes blanches, mais en plus des espaces blancs. En effet, les policiers ont dit à M. Jenkins et à M. Parker de retourner de « leur côté » de la rivière. C’est une manifestation qu’existent des espaces blancs, des white spaces, qui ne peuvent être occupés par les corps noirs.

Il s’agit de protéger des femmes blanches et des espaces blancs contre des corps noirs.

Cette dynamique est répandue, comme l’illustre notamment la ségrégation raciale de facto qui se manifeste dans les structures organisationnelles et les lieux de pouvoir, imposant aux Noir·es un fardeau racial.

Le racisme systémique existe, une réalité que les Noir·es ne peuvent ignorer alors que trop de Blanc·hes insistent pour ne pas le reconnaître. Ce racisme est bien actif, à la fois subtil et explicite. Malgré les importantes avancées que sont les Chartes des droits de la personne, le racisme se renouvelle sans cesse et préserve les white spaces, presque inaccessibles aux Noir·es.

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