« Il va falloir m’expliquer d’où leur vient toute cette haine », lâche une commerçante du 1er arrondissement de Marseille, le 5 juillet, en référence aux jeunes des « quartiers » ayant participé aux émeutes ayant suivi le décès de Nahel, et la diffusion d’une vidéo montrant les faits.
Comme lui, quinze personnes ont été tuées suite à un refus d’obtempérer lors d’un contrôle routier, depuis le début de l’année 2022, en France. Un nombre en hausse depuis 2018, d’après une base de données compilée par le média indépendant Basta!.
Le 14 juin 2023, Alhoussein C., 19 ans, a lui aussi été abattu par un policier lors d’un contrôle routier, près d’Angoulême. Si la mort du jeune guinéen dans des circonstances similaires à celle de Nahel n’a pas eu le même écho, elle raconte pourtant la même histoire.
Hausse des décès
« Police des polices », l’inspection générale de la Police nationale (IGPN) relate, dans son bilan d’activité de 2018, une hausse dans l’utilisation des armes à feu chez les policiers de 54% en un an.
Les données de Batsa! renseignent également sur une augmentation globale du nombre de décès causés par les forces de l’ordre au pays à partir de 2014. Un sommet est atteint en 2021, où 52 cas sont recensés, contre une vingtaine par an avant 2015. En 2022, plus de la moitié des personnes visées étaient non armées.
Le profil moyen des victimes correspond à un « homme âgé de moins de 27 ans, au nom à consonance africaine ou maghrébine qui habite un quartier populaire en périphérie d’une agglomération comme Paris, Lyon ou Marseille », selon les analyses du média indépendant. Contrairement au Canada, les statistiques ethniques sont interdites en France, ce qui complique notamment les tentatives d’estimer le profil des personnes décédées.
« Le meurtre de Nahel tué par un policier à bout portant à Nanterre, a mis à nu les effets de décennies de politiques publiques discriminatoires et sécuritaires ciblant notamment les quartiers populaires et la jeunesse qui y grandit,particulièrement les personnes racisées et précarisées », dénonçait par ailleurs un communiqué paru en marge des récents évènements, signé par de nombreux syndicats, associations, collectifs et organisations politiques françaises.
Changement législatif
Cette hausse serait aussi attribuable à la Loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, passée sous la présidence de François Hollande. Elle prévoit un élargissement de la notion de légitime défense et un assouplissement de l’utilisation des armes à feu par la police, notamment sur les conducteurs de véhicules en fuite.
Les policiers peuvent désormais employer une arme à feu s’ils estiment que la personne interpellée représente un danger vital pour eux-mêmes ou pour autrui. Un problème, selon Paul Rocher, économiste et auteur de Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale (2020) et de Que fait la police ? et comment s’en passer (2022) aux éditions La Fabrique, qui juge que la loi « présuppose qu’en même pas une seconde, le policier se soit fait une idée précise d’un automobiliste qu’il ne peut pas connaître, raisonnablement ». Le choix d’ouvrir le feu ou non repose donc sur les biais, conscients ou inconscients, du policier.
« Le meurtre de Nahel tué par un policier à bout portant à Nanterre, a mis à nu les effets de décennies de politiques publiques discriminatoires et sécuritaires ciblant notamment les quartiers populaires et la jeunesse qui y grandit, particulièrement les personnes racisées et précarisées. »
Lettre ouverte signée par des nombreuses organisations françaises
Florian M., policier de 38 ans, a par exemple justifié son tir mortel en admettant avoir eu peur que son collègue ne se fasse « embarquer » par la voiture conduite par Nahel, tandis que la vidéo « montre très clairement que les deux policiers [présents durant l’intervention] n’étaient nullement en danger », affirme Paul Rocher.
Quelle « citadelle assiégée » ?
D’après l’économiste, la hausse des violences policières constante depuis quelques années témoignerait d’une « continuité institutionnelle ».
« Ce qui est crucial dans le comportement des policiers, c’est la socialisation professionnelle », analyse Paul Rocher, expliquant que l’institution leur apprend à avoir peur de la population, voire à être hostile à une partie d’entre elle – soit la population racisée et/ou précaire.
Un phénomène qui témoigne, selon lui, du racisme institutionnel qui perdure en France, en ligne directe avec son histoire coloniale.
Il provoquerait également une « prophétie autoréalisatrice » : « la police contribue elle-même à produire ce qu’elle projette dans la population, et confirme ainsi ses propres croyances et ses propres préjugés », puisque « si vous contrôlez beaucoup plus une partie de la population, vous allez certainement trouver y des déviances, soutient le chercheur. Mais ce n’est pas parce qu’elle est plus criminelle ou plus déviante, c’est simplement parce qu’elle est plus contrôlée qu’une autre partie de la population ».
Le coût de la solidarité
Quelques semaines après les faits, force est de constater que le débat médiatique et politique se concentre sur les émeutes plus que sur leur élément déclencheur.
« Le gouvernement, pour comprendre les émeutes, pour comprendre les réactions suite à la mort de Nahel, a dit qu’il y avait un problème avec les jeux vidéo et avec l’autorité parentale. Mettre en avant ces raisons-là, c’est singulièrement passer à côté de ce qui se passe dans le réel », estime Paul Rocher.
Il faudrait, selon lui, plutôt interroger le racisme institutionnel et la relation entre la police et la population, problèmes par rapport auxquels il se désole que « la réponse gouvernementale [soit] uniquement policière et judiciaire »
« Le gouvernement, pour comprendre les émeutes, pour comprendre les réactions suite à la mort de Nahel, a dit qu’il y avait un problème avec les jeux vidéo et avec l’autorité parentale. Mettre en avant ces raisons-là, c’est singulièrement passer à côté de ce qui se passe dans le réel. »
Paul Rocher
Plus de 3 600 personnes ont été interpellées en marge des émeutes, 480 ont été jugés en comparution immédiate, dont 380 sont désormais incarcérées, selon le bilan chiffré du ministère de l’Intérieur, daté du 5 juillet 2023. La plupart auraient entre 18 et 22 ans.
Pendant ce temps, une cagnotte lancée par la figure de l’extrême droite française Jean Messiha, au profit de Florian M.a récolté plus de 1,6 million d’euros, soit l’équivalent d’environ 2,3 millions en dollars canadiens). Mis en examen pour homicide volontaire, le policier est, au moment d’écrire ses lignes, toujours en détention provisoire.