La ministre de l’Habitation est sincère

CHRONIQUE | La CAQ ne fait pas que défendre les intérêts des classes dominantes – elle croit bien faire.

À en croire le commentariat, les propos de la ministre responsable de l’Habitation France-Élaine Duranceau concernant le droit des locataires à céder leur bail relèveraient d’une déconnexion ou d’une indifférence.

Or, comme le notait fort justement sur Twitter le sociologue Philippe Néméh-Nombré, la ministre est « parfaitement connectée, parfaitement au fait des intérêts de la classe bourgeoise ». On ne le répètera effectivement jamais assez : au-delà de son nationalisme de façade, la CAQ constitue depuis sa formation le principal porte-voix des boss et des possédant·es (blancs, si possible) au Québec. Pour paraphraser une expression anglophone, la seule nouveauté, c’est que Duranceau et ses plus illustres collègues disent désormais tout haut ce qu’on dit d’ordinaire tout bas (voir ici et ici par exemple).

Il me semble cependant qu’on peut mener le raisonnement plus loin. La CAQ ne fait pas que défendre les intérêts des classes dominantes – elle croit bien faire.

Sommes-nous cyniques?

Lorsque j’enseigne ou que je corrige des dissertations, je constate que les étudiant·es peinent à admettre que les acteurs et actrices historiques pensent ce qu’iels disent. Les discours, les valeurs, les religions, les idéologies, tout cela ne constituerait que de simples outils utilisés de façon consciente et coordonnée par les élites afin de manipuler une population apeurée ou bernée.

Ce cynisme voltairien n’affecte pas seulement les étudiant·es en histoire qui étudient le christianisme médiéval. De l’intégrisme islamique au complotisme en passant par les dérives sectaires ou bien les mouvements politiques les plus conventionnels, notre premier réflexe est de penser stratégie, ruse et surtout rationalité.

Il ne faut pas attribuer au cynisme ce que la foi suffit à expliquer.

Quel·le militant·e de gauche n’a pas été accusé·e de faire dans la vertu ostentatoire, comme s’il était inimaginable qu’on puisse encore croire en quelque chose? Quant aux propagandistes d’extrême droite, on parlera d’un populisme savamment orchestré. Enfin, les analystes politiques ne peuvent concevoir la vie démocratique sans y voir une simple série de tactiques visant le pouvoir pour le pouvoir.

La Main invisible et le Saint-Esprit

Comme un vénérable barbu me l’a déjà dit, les idées des classes dominantes tendent le plus souvent à devenir des idées dominantes. Mais au cours du dernier siècle, les recherches en sciences sociales ont bien montré que pour qu’une organisation sociale se maintienne à grande échelle et dans la longue durée, tant les dominé·es que les dominant·es doivent sincèrement adhérer à l’idéologie qui légitime ces positions.

L’apparente « déconnexion » de la ministre Duranceau ne relève pas d’un désenchantement, mais d’une dévotion exacerbée.

Le capitalisme est l’idéologie dominante de notre temps. Pour reprendre les mots de l’historienne Anita Guerreau-Jalabert, comme le christianisme de jadis, il s’agit d’un « système de représentations partagé par tous » qui façonne non seulement nos rapports sociaux, mais aussi nos rapports avec le monde, nos comportements et nos valeurs. Sans qu’on s’en rende compte dans le quotidien, il n’existe guère plus d’aspects de l’existence humaine qui n’a pas été, pour le meilleur ou pour le pire, redéfini par le capitalisme.

Les savants calculs des économistes libéraux ont remplacé les raisonnements scolastiques. Le mythe du ruissèlement de la richesse a remplacé le dogme de la transsubstantiation. La Main invisible du marché a remplacé le Saint-Esprit. Reste une constante : la foi. L’adhésion implicite ou explicite à une idéologie historiquement construite qui a su l’emporter sur les autres.

Une idéologie qui ne dit pas son nom

Pourquoi est-ce que je vous embête avec ces élucubrations vaguement marxisantes?

Parce que l’une des plus grandes réussites du capitalisme fut de se présenter non pas comme une idéologie, mais comme la réalité elle-même, une évidence, un horizon dont on ne peut même envisager le dépassement. Rien ne résume mieux cette posture que la fameuse déclaration devenue profession de foi lancée par Margaret Thatcher en 1980 : « there is no alternative ».

Fin de l’Histoire, le capitalisme marquerait l’accomplissement ultime de l’aventure humaine, puisque parfaitement rationnel, apolitique et purgé de tout aspect dogmatique.

L’une des plus grandes réussites du capitalisme fut de se présenter non pas comme une idéologie, mais comme la réalité elle-même.

On n’accuserait pas un journaliste admettant sans discussion la rotondité de la terre de jouer les idéologues. Les toutes puissantes lois du marché et le caractère presque génétiquement déterminé de la propriété privée bénéficient d’un traitement similaire dans l’espace public. C’est ce que le philosophe britannique Mark Fisher appelle le « réalisme capitaliste ».

Évidemment, il s’agit là d’une pure mystification : le capitalisme est un produit de l’histoire et s’il ne détruit pas le monde, il mourra ou se mutera comme le féodalisme avant lui. Ni loi naturelle ni aboutissement, il propose des idées d’une rationalité variable, des valeurs et des dogmes.

Des êtres irrationnels

Nous nous sommes à un tel point convaincu·es de notre rationalité que nous peinons à identifier le rôle central des idéologies dans toutes les sociétés humaines. Pire encore, nous mettons sur le compte de la déconnexion, de l’amoralité ou du pragmatisme ce qui constitue plutôt un projet politique cohérent.

Vous avez peut-être déjà entendu parler de la règle du « rasoir de Hanlon », qui incite à ne pas attribuer à la malveillance ce qui s’explique plus aisément par la bêtise. J’en propose ici un dérivé : ne pas attribuer au cynisme ce que la foi suffit à expliquer.

La CAQ ne fait pas que défendre les intérêts des classes dominantes – elle croit bien faire.

L’apparente « déconnexion » de la ministre Duranceau ne relève pas d’un désenchantement du monde, mais d’une dévotion exacerbée. Je ne doute pas une seule seconde qu’elle croit en la légitimité de son statut social ni qu’elle est sincèrement convaincue qu’en servant la bourgeoisie, le parlementarisme libéral sert le bien commun.

Ni la ministre ni la CAQ ne sont que des dérives passagères. Elles personnifient plutôt la radicalisation d’une idéologie que le commentariat ou les journalistes n’arrivent même pas à nommer alors qu’elle continue à saccager le tissu social.

Tant qu’on peinera à prendre un pas de recul, il restera plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

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