Corée du Sud : après #MeToo, le contrecoup antiféministe

Dans cette société patriarcale, conservatrice et confucianiste, les Coréennes qui osent s’exprimer… dérangent.

Le mouvement #MeToo en Corée du Sud a été l’un des plus fructueux en Asie, mais cinq ans plus tard, les répercussions se font sentir : des groupes d’hommes antiféministes gagnent du terrain, un président ouvertement sexiste est élu, sans compter que le pays se situe toujours au bas des classements internationaux en matière d’égalité des genres.

« Parler de féminisme en Corée, c’est comme nommer Voldemort. » Jina Kim n’a pas la langue dans sa poche. La femme de 47 ans, qui arbore la coupe garçonne avec confiance et s’exprime dans un anglais impeccable, nous accueille dans son café de Séoul, le Woolf Social Club, nommé en l’honneur de la célèbre autrice Virginia Woolf.  Au-dessus de la machine à espresso trône un néon avec la maxime « More dignity, less bullshit ». Les toilettes sont rebaptisées « A bathroom for one’s own ». Et parmi la centaine de livres tapissant les murs, on retrouve le sien, un essai féministe publié en 2019, dans lequel elle n’a pas peur d’évoquer Voldemort, ou dans ses mots, le « K-féminisme ».

L’ex-porte-parole du défunt Parti des femmes n’a pourtant pas toujours été une activiste. Elle pensait même que les hommes et les femmes avaient déjà atteint l’égalité. Jusqu’au 17 mai 2016, le jour où un homme a poignardé une inconnue dans les toilettes d’un bar de Séoul, par pure haine des femmes. La tragédie avait semé l’émoi partout au pays. « Ça aurait pu être moi », avait pensé Jina Kim. Peu après, elle laisse son emploi de rédactrice dans une grande entreprise de marketing de la capitale pour fonder le café. « En Corée, les femmes respirent la misogynie », soupire-t-elle.

En matière d’égalité des sexes, la Corée du Sud, pays démocratique et dixième économie mondiale, se situe au 99e rang sur 146 pays. En politique, seulement 19 % des sièges du Parlement sont occupés par des femmes. Dans le monde du travail, les hommes gagnent 31 % de plus que les femmes, et à peine 11% d’entre elles occupent des postes haut placés. Une femme sur trois révèle aussi avoir déjà été victime de violence, la majorité du temps perpétré par un partenaire.

Depuis l’ouverture de son café en 2017, des hommes masqués sont venus intimider Jina Kim à l’extérieur de son commerce. Mais la propriétaire refuse de céder à ses détracteurs, préférant nous parler des femmes qui se réunissent ici, et pour qui le café est devenu un « sanctuaire ». D’autres s’y rassemblent après avoir lu son livre, comme Lee et Woo*, 28 et 26 ans, qui nous confirment que le mot en F est tabou dans la société coréenne.

« Ma famille ne sait pas que je suis féministe. Au travail non plus. Si je le dis, les gens pourraient parler dans mon dos », confie la première, employée dans une agence de marketing.

Jina Kim est la fondatrice du Woolf Social Club, un café situé à Séoul dont le nom est inspiré de l’écrivaine Virginia Woolf. Connue des cercles féministes coréens, la femme de 47 ans s’est auparavant impliqué en politique et a publié un ouvrage féministe en 2019.| Photo : Myriam Boulianne

« En Corée, on prend pour cible le féminisme. On déforme son sens. Les médias en parlent comme si c’était de la “suprématie féminine”. Alors, on ne peut pas dire aux autres qu’on est féministe, on ne fait pas ça ici », explique la deuxième. 

La parole libérée… ou pas

Le mouvement #MeToo en Corée du Sud a pourtant été l’un des plus fructueux en Asie. Beaucoup de Coréennes ont dénoncé leur agresseur, visant même des personnalités publiques, comme les maires de Séoul et Busan – les deux plus grandes villes du pays -, un ancien haut fonctionnaire du ministère de la Justice, un gouverneur, un célèbre poète, l’entraîneur d’une athlète olympique. Et la liste continue. 

Mais cette libération de la parole agace les hommes. Surtout les jeunes. Près de 80 % des Coréens dans la vingtaine se considèrent victimes de sexisme inversé. Une autre enquête rapporte que plus de la moitié des hommes dans la vingtaine ont une attitude antiféministe et se livrent à une forme « hostile » de discrimination sexuelle. 

Dans les dernières années, on assiste également à la création de groupes d’hommes antiféministes. Ils organisent des manifestations et crient des slogans comme « Le féminisme est une maladie mentale! ».

Le groupe New Men’s Solidarity, créé en 2021, qui compte plus de 500 000 abonnés sur YouTube, est l’un des plus vocaux. En entrevue avec la chaîne Youtube Asian Boss, son leader, Bae In-kyu plaide pour l’harmonie des genres plutôt que l’égalité. Il ne cache pas sa haine envers les féministes, qu’il qualifie de misandres, car selon lui, elles répandent une « haine imaginaire ». Ce dernier est d’ailleurs connu pour intimider les manifestations féministes. Comme la fois où, déguisé en personnage du Joker, il s’est présenté à un rassemblement pour se filmer en direct. Pistolet à eau à la main, il avait déclaré à la caméra : « Je vais toutes les tuer. » 

Intimidation

Juhee Kim, porte-parole et fondatrice de l’organisation féministe Haeil, ou « tsunami » en coréen, nous donne rendez-vous dans un café d’un quartier estudiantin de la capitale, accompagnée de deux autres membres**. La jeune femme de 28 ans est une habituée des entrevues, mais surtout avec des médias étrangers, précise-t-elle. « Car les médias coréens n’aiment pas ce que nous faisons. »

Le trio nous montre la vidéo du Joker venu jouer les trouble-fête à une de leurs manifestations. Un incident pourtant loin d’être un cas isolé. On les a aussi accusées d’être des espionnes nord-coréennes ou procommunistes. Quant à Juhee Kim, on l’a déjà harcelé d’appels téléphoniques, on a défiguré une photo d’elle et on l’a partagé sur Internet, énumère l’infirmière de profession.

Pour nos trois interlocutrices, qui arborent les cheveux courts, portent des vêtements amples et évitent le maquillage, le style est aussi devenu un geste militant. Mais rejeter les standards de beauté coréens exigeants, qui prône la féminité chez les femmes, c’est aussi devoir faire face à de la discrimination. « Il m’est arrivé d’aller à des entretiens d’embauche, mais à cause de mon apparence, on me demande si je suis féministe. Comme si c’était quelque chose de mauvais », raconte Yeun Lee, 26 ans. 

Haeil a d’ailleurs été créé à un moment opportun, en juin 2021, alors que la campagne présidentielle battait son plein et que l’argument antiféministe était devenu une munition pour le camp conservateur. Le candidat du Parti du pouvoir au peuple (PPP), Yoon Seok-yeol, blâmait les féministes pour le faible taux de natalité (0,84 par femme, le plus bas au monde), s’engageait à introduire des peines plus sévères pour les personnes qui portent de fausses accusations d’agression sexuelle, et promettait l’abolition du ministère de l’Égalité des Genres et de la Famille. 

Son élection, en mars 2022, a soulevé des inquiétudes quant à savoir si les droits des femmes étaient menacés.

Recul politique

Arrivé en poste, le président de 62 ans rejette la parité hommes-femmes au sein de son administration, pourtant adoptée par la précédente. Quant au ministère de l’Égalité des Genres, il n’a pas encore été aboli, mais le gouvernement veut le remplacer par un bureau plus petit qui s’occuperait de la famille, de la population et des enfants. L’objectif: « mettre l’accent sur les rôles traditionnels des femmes tels ceux de procréation et de prestation de soins », analyse Hawon Jung, ancienne journaliste pour l’Agence France-Presse à Séoul et auteure du livre Flowers of Fire: The Inside Story of South Korea’s Feminist Movement.

La rhétorique du président séduit pourtant les jeunes hommes; l’image de l’homme pourvoyeur étant encore ancrée dans les mœurs coréennes. « Ce n’est pas qu’ils détestent les femmes. Ils veulent seulement de la reconnaissance », nous dit Sang-Hyuk Jung, 37 ans, un Séoulite qui a accepté de nous partager son opinion. « Lorsqu’un couple se marie, les hommes doivent travailler plus que les femmes, et celles-ci préfèrent moins contribuer financièrement », croit-il.

« J’ai une fille, je suis féministe, mais parfois l’idée du féminisme va trop loin. L’objectif principal devrait être la paix entre les hommes et les femmes, mais dans la situation actuelle, les hommes ont l’impression d’avoir tout le fardeau », poursuit celui qui travaille dans le domaine des communications.

Le service militaire obligatoire de 18 mois est également une source de tension, puisqu’il est réservé aux hommes. Pour certains, la période du service est perçue comme un désavantage pour la préparation à l’emploi ou l’avancement de carrière.

« Avec un taux de chômage élevé chez les jeunes et le prix faramineux des logements, les hommes voient désormais les femmes – la majorité éduquée – comme des concurrentes qui profitent injustement des opportunités », explique Hawon Jung. « Dans ce climat, il est de plus en plus difficile de s’identifier comme féministe ». 

Le mouvement #MeToo aura toutefois contribué à l’avancée des droits des femmes en Corée, avec la décriminalisation de l’avortement, en 2019, et l’instauration de peines plus sévères pour les crimes sexuels sur Internet – un fléau dans le pays -, en 2021. 

Les mentalités évoluent aussi, notamment en ce qui concerne la répartition des tâches domestiques. « Les jeunes Coréens ont beaucoup changé par rapport à la génération de leurs parents », souligne l’auteure. Par exemple, les couples mariés dans la vingtaine tendent à partager les tâches ménagères, et de plus en plus de pères prennent leur congé paternité. « Avant 2010, c’était impensable. »

Car résumer le mouvement féministe en Corée du Sud ou ailleurs, dit-elle, ça a toujours été « trois pas en avant, deux pas en arrière. »

* Elles ont préféré ne pas divulguer leurs prénoms.

** La troisième membre a préféré ne pas se faire photographier.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

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