Qu’est-ce que l’amour a à voir là-dedans?

CHRONIQUE | La mort de Melvita Devoe, tuée cette semaine par son mari, me fait songer à la vie de Tina Turner et à celle de ma mère.

Le 14 juin dernier, Melvita Devoe, 51 ans, originaire des Philippines, est morte des suites de blessures par balle infligées par son mari de 83 ans, Bernard Devoe. Cette mort soulève de nombreuses questions sur la nature de la violence qu’a subie cette femme qui venait de s’établir au Québec.

Cette mort m’a fait penser à Tina Turner, récemment disparue, qui avait dévoilé les conséquences de la violence conjugale qu’elle avait aussi subie. « Je vivais la vie d’une morte », a déclaré Tina en brisant le silence en 1981. « Je n’existais pas. Je n’avais pas peur qu’il me tue, quand je suis partie, parce que j’étais déjà morte. »

Et l’histoire Tina Turner, immanquablement, me rappelle celle de ma mère.

Une vie sous tutelle

C’est par ma mère que Tina Turner est entrée dans ma vie. Ma mère, qui ne parlait pas l’anglais et qui le comprenait à peine, avait une véritable passion pour Tina. La Tina d’après la séparation avec Ike, son ex-mari. Elle adorait la voir déployer cette énergie contagieuse qui traversait l’écran.

Tina a donné une voix et du courage à ma mère.

Comme beaucoup de femmes, ma mère a vécu une relation matrimoniale où le contrôle était la norme, une relation des années 1960. Rappelons-nous qu’à cette époque, les femmes ne pouvaient pas avoir un compte bancaire à leur propre nom! Elles vivaient – ou plutôt elles survivaient – sous la tutelle des hommes. La norme sociale encourageait leur contrôle des femmes.

En se libérant de la relation abusive qu’elle avait avec Ike et en ayant le courage de partager son récit, Tina Turner a donné une voix à tant de femmes qui souffraient en silence. Elle a donné une voix et du courage à ma mère.

L’immigration, l’isolement, le contrôle

Or, la vie de ma mère n’avait rien en commun avec celle de Tina. Du moins en apparence. Ma mère était une femme immigrante qui avait laissé en Haïti famille, amies et relations.

Comme toute immigrante, ce qu’elle désirait le plus, c’était obtenir une vie meilleure pour sa famille et ses enfants, déjouer la malchance qui l’avait fait naitre sur une île soumise au joug d’une dictature sanguinaire.

Le plus grand sacrifice est celui des femmes qui n’avaient comme filet de sécurité que leur mari.

Mes parents ont fui la dictature de Papa Doc, François Duvalier. Il et elle se sont retrouvé·es sur les routes du monde, au Maroc, au Tchad et finalement au Québec qui en 1967 ouvrait les bras au monde et à la modernité lors de l’Expo 67. Il et elle ont fait le choix déchirant de l’immigration, comme tant d’autres. Plein d’espoir, il et elle ont pris la main tendue.

L’immigration va de pair avec le sacrifice de sa vie d’avant. Mais le plus grand sacrifice est celui des femmes qui n’avaient comme filet de sécurité que leur mari. Filet bien mince lorsque la relation perd le contrôle par abus de contrôle.

Que pouvait faire ma mère, alors qu’elle était seule avec trois enfants et que son réseau était absent, qu’elle était à des milliers de kilomètres de sa famille?

Il fallait serrer les dents, le temps que les enfants volent de leurs propres ailes. Et c’est ce qu’a fait ma mère.

L’amour, vraiment?

Ce n’est qu’adulte, alors que j’écoutais avec ma mère le film L’Enfer de Claude Chabrol, que j’ai saisi l’ampleur des souffrances qu’elle avait vécues. Lorsqu’elle a attiré mon attention sur une scène dans laquelle le mari du personnage de Nelly, sous le prétexte d’un amour infini, en proie à une jalousie maladive, la surveille constamment.

« What’s Love Got to Do With It », dirait Tina. Qu’est-ce que l’amour a à voir là-dedans?

Il est de ces amours présumément absolues, qui ne sont en fait que contrôle, destruction, anéantissement.

Tout comme pour Tina et d’innombrables femmes, la vie de ma mère fut longtemps celle d’une bête traquée, constamment en alerte. Une hyper-surveillance qui a des conséquences dévastatrices sur la santé physique et mentale des femmes.

Récemment, un autre film a attiré mon attention, une autre version de ces amours présumément absolues, qui ne sont en fait que contrôle, destruction, voire anéantissement. L’amour et les forêts, de Valérie Donzelli, dans lequel Blanche, après un début de relations idyllique, voit sa relation amoureuse se métamorphoser en une relation hautement toxique. Son mari possessif, Grégoire, l’isole, la contrôle – elle vit sous emprise. Ce film est une adaptation libre du roman d’Éric Reinhardt, qui, pour écrire cette histoire, a recueilli le témoignage de nombreuses femmes.

Ainsi, encore aujourd’hui, tout comme Tina Turner, tout comme ma mère, des femmes vivent sous l’emprise d’un·e conjoint·e.

SAMO, comme dirait Basquiat. Same old crap.

Pouvoir ou ne pas pouvoir fuir

Mais pour ma mère, il y avait plus.

Une vie semée d’embuches non seulement à cause de la relation matrimoniale toxique, mais aussi à cause du racisme qui s’est abattu sur mon père comme on s’abat sur une proie, racisme qui a affecté toute notre famille. Sa vie professionnelle a été teintée des multiples nuances du racisme et les multiples couts qui en découlent sont payés non seulement par la personne ciblée, mais aussi par sa famille.

Est-ce que ces attaques ont affecté sa dignité et son intégrité comme homme noir? Poser la question, c’est y répondre.

Ce racisme, Tina l’a aussi vécu, motivant sa décision de quitter les États-Unis. En effet, les vestiges de la ségrégation étaient « toujours très présents dans l’industrie de la musique », selon Tanisha Ford, professeure d’histoire au Graduate Center de CUNY. Alors que Tina Turner voulait s’imposer comme une artiste rock ‘n’ roll, elle fut confrontée à énormément de résistance, les Blanc·hes s’étant approprié ce genre de musique en effaçant ses racines noires.

Mais ma mère, mon père, ma famille, nous n’avons pas pu fuir.

Tina Turner a élu domicile en Suisse pour échapper au racisme omniprésent et enfin pouvoir respirer. Comme le disait Joséphine Baker, aujourd’hui au Panthéon : fuir « cette terreur de la discrimination, cette horrible bête qui paralyse l’âme et le corps ».

C’est une autre expérience que ma mère a en commun avec Tina Turner. Mais ma mère, mon père, ma famille, nous n’avons pas pu fuir.

Je suis sûre, tout de même, que le courage et la résilience de Tina ont été un phare pour ma mère. Ma mère a fini par trouver le courage de quitter mon père. Petit à petit, elle a rebâti son estime d’elle-même.

Tout comme Tina, ma mère a eu le courage de dire non, c’est assez, je vaux plus que cela! Le courage de s’aimer envers et contre tout!

La résilience de rester debout les jours de pluie et le courage de croire en des jours meilleurs.

Cette force de la nature qu’était ma mère m’a quitté il y a 18 ans.

Et en son nom, elle qui m’a légué courage et résilience, je te remercie, Tina.

Et je pleure celles qui encore aujourd’hui connaissent la tragédie plutôt que la libération.

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