La Faucheuse a encore une fois raté son coup.
Silvio Berlusconi est mort.
Reconnaissons-le d’emblée – l’homme ne manque pas de réalisations dans sa vie.
Magnat des télécommunications qui possédait, à son apogée, six des sept réseaux de télé dans toute l’Italie.
Quasi-dictateur italien.
Prédateur sexuel.
Et il récolte bien sûr son lot d’hommages à l’intérieur du pays, mais aussi partout dans le monde! Giorgia Meloni, l’actuelle première ministre, saluait la mort d’un « grand Italien » et d’un « grand leader politique européen ». Rien de surprenant à ce que l’extrême droite italienne honore celui qui a pavé leur avènement au pouvoir ni à ce que d’autres qui partageaient avec lui une communauté d’idées fassent de même.
George W. Bush, Tony Blair, l’ex-premier ministre danois et ancien secrétaire général de l’OTAN Anders Fogh Rasmussen et d’autres figures de la grande droite militariste et impérialiste mondiale ont rendu un ultime hommage à ce cliché de milliardaire qui a profité de la déconfiture de la gauche italienne dans les années 1990 pour se hisser au pouvoir.
Mais que dire de ces figures de l’extrême centre soi-disant progressiste qui se sont couvertes d’un épais voile d’hypocrisie, comme le veut cette tradition selon laquelle même les plus grands monstres politiques deviennent, dans les jours entourant leur fort bienvenu trépas, de vrais intouchables? Emmanuel Macron, Joe Biden, Anthony Blinken… D’aucuns ont salué un politicien plus grand que nature, instigateur de « changement ».
Oui – pour le pire!
Cent ans de pourritude
J’ai souvent écrit sur ce que je considère être la mystérieuse et incompréhensible virginité politique accordée à des criminel·les politiques qui, s’ils ou elles sévissaient dans quelconque pays entre le sud de l’Équateur et le Moyen-Orient, se trouveraient pieds et poings liés devant la Cour pénale internationale.
Je vous ai parlé ici et ailleurs de figures politiques occidentales qui échappent toujours miraculeusement à l’anathème et demeurent d’indéfectibles coqueluches des milieux d’élite politiques, économiques, académiques et médiatiques.
« Des noms! », réclamez-vous, comme l’ont fait les membres de la Convention de la Première République française à Robespierre, juste avant de l’envoyer chez le barbier révolutionnaire et son Rasoir national. Vite comme ça, certains me viennent facilement à l’esprit.
Madeleine Albright, responsable de la mort d’un demi-million d’enfants irakiens sous les coups des bombes et des sanctions américaines et pour qui « ça valait le coup ».
George Bush et Dick Cheney, artisans de ce grand crime contre l’Humanité que fut l’invasion de l’Irak en 2003, ainsi que de la « guerre au terrorisme », un conflit mondialisé et sans fin au cours duquel l’élite politique occidentale en a profité pour régler ses comptes avec des dirigeants de pays « voyous » dont la principale transgression fut de tenir tête aux impérialistes et aux bonzes de la haute finance.
Ariel Sharon, ex-premier ministre israélien directement responsable d’exactions à Sabra et Chatila dans les années 1980 avant de tirer sur le levier qui allait faire basculer la Knesset vers une extrême droite tenace suite à son alliance avec les intégristes religieux israéliens.
À l’extrême-centre, la tradition veut que même les plus grands monstres politiques deviennent, dans les jours entourant leur fort bienvenu trépas, de vrais intouchables.
Margaret Thatcher, qui a détruit le tissu social anglais en soutenant que la société, de toute façon, n’existait pas, avant de lâcher ses chiens de guerre dans les Maldives argentines. Aussi, l’idole d’Éric Duhaime, avec Augusto Pinochet.
Mais celui qui remporte la palme, c’est l’ancien diplomate américain Henry Kissinger, qui soulignait récemment « cent ans de pourritude », bien que sa vie et son œuvre aient peu à voir avec le chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez – sinon une forme de « réalisme magique » inversé, dans le sens où seule une réinterprétation fantaisiste tordue peut transformer ces démons en anges cornus.
Au Canada et au Québec? Il faut dire que notre tradition ouvertement impérialiste sort à peine de sa gestation et que nos élites se distinguent surtout en suiveux du suzerain américain – nous sommes tous, apparemment, les vassaux de quelqu’un. Mais notre histoire ne manque pas de politicien·nes et de notables moralement corrompu·es qui ont œuvré fort au maintien des inégalités entre pauvres et riches, entre gent « respectable » et gueux·ses édenté·es, de « leaders » toujours prêt·es à chanter les vertus d’un libre-marché qu’ils et elles associent à la notion plus large de « liberté » – celle de choisir ses maîtres.
Chose certaine, Chrystia Freeland travaille fort pour se tailler une place dans cette liste – j’y reviendrai.
Kissinger, Freeland, Joly
Malgré qu’il soit l’architecte de la meurtrière invasion du Cambodge durant la guerre du Viêt Nam, Kissinger demeure dans une large mesure un des maîtres à penser des diplomates, des universitaires, des politicien·nes et des grands éditorialistes en termes de politique étrangère, trouvant un étrange noyau de soutien et d’éloges chez l’élite extrême centriste soi-disant « progressiste ».
Il est à lui seul un argument massue contre l’existence d’un Dieu universellement bienveillant. S’il existait une forme quelconque de justice cosmique, le Très Haut ne l’aurait jamais laissé survivre plus longtemps qu’au moins deux générations de civils cambodgien·nes qui ont survécu à la guerre et à ses conséquences directes, notamment le régime des Khmers rouges et les dix millions de mines terrestres qui gangrènent toujours les terres cultivables du pays un demi-siècle plus tard.
Ça n’a pas empêché Mélanie Joly, en mai 2016, de prendre un selfie avec Kissinger.
En 1968, il fut également l’émissaire désigné entre les camps républicains et démocrates pour naviguer les coulisses du pouvoir et saboter en douce les efforts de l’administration Johnson pour mettre fin à cette guerre de plus en plus contestée et qui avait déjà envoyé des dizaines de milliers de jeunes prolétaires de guerre à une mort aussi horrible que prématurée.
Ça n’a pas empêché Chrystia Freeland, l’actuelle vice-première ministre du pétro-État canadien et tireuse des cordons de la bourse de nos fonds publics, alors journaliste pour Reuters, de chanter les louanges du bourreau des Cambodgien·nes dans un texte repris par le New York Times en septembre 2011, à propos de l’importance de conserver l’hégémonie américaine sur le monde.
Ça n’a pas empêché Mélanie Joly, en mai 2016, de prendre un selfie avec Kissinger et un autre criminel de guerre sauvé par la mort, Colin Powell.
Alors que la Faucheuse s’affaire à nous dérober avant leur temps des hommes et des femmes de grande valeur, chéri·es pour leur humanisme et par l’amour que leur portent justement des millions de gens; alors que le trépas saisit un nombre incalculable de victimes impuissantes de leurs circonstances, emportées par leur pauvreté et leur misère bien échafaudées par les maîtres de nos « démocraties », Kissinger, comme tant d’autres de ces monstres, tardent à quitter ce monde qu’ils et elles contribuent à rendre invivable.