Est-il « difficile [de] croire qu’en 2023, au Québec, un groupe Facebook prône la violence contre la communauté noire »? Je reprends ici, a contrario, la question qu’a posée dernièrement le Journal de Québec en rapportant un incident haineux raciste qui s’est passé à Rimouski, dans la belle région du Bas-Saint-Laurent.
Mais avant de répondre, par devoir de divulgation totale, je me dois de vous en apprendre un peu plus à mon égard. Né et élevé dans le Bas-Saint-Laurent, je suis, comme le dirait Charlebois, un « Noir ben ordinaire ».
Né d’un père afro-américain et d’une mère québécoise « de souche », j’ai été adopté et élevé à Trois-Pistoles, PQ (à environ 45 km de Rimouski). À moi seul, je formais toute la communauté noire de ce village d’environ 5000 âmes à l’époque.
Durant ma jeunesse, on m’a traité de « N » (non, pas de Noir) si souvent que je me battrai jusqu’à ma mort pour débarrasser notre lexique québécois de ce maudit mot. Parmi toutes les insultes raciales et ethniques qui existent, je crois fermement qu’aucune autre n’est aussi incendiaire au point où elle a été réduite à une seule lettre : le « N ».
Mais, pour l’instant, retournons à notre incident.
Tout le monde et sa mère s’en donnent à cœur joie avec le mot en « N »
C’est donc Kédina Fleury-Samson, animatrice et directrice générale d’une station de radio locale, ainsi que les membres de sa famille qui auraient été la cible de commentaires racistes sur Facebook de la part d’un groupe nommé « les chasseurs de Noirs ».
Madame est une personne noire d’origine haïtienne ayant été adoptée enfant et ayant passé toute sa vie dans la région de Mont-Joli.
Selon Mme Fleury-Samson, le groupe qui l’avait prise pour cible était composé principalement de jeunes fréquentant la même école que ses enfants, ainsi que de quelques parents de ces « bons petits jeunes ».
Prenant les choses bien en main, madame interpelle les parents, qui se montrent « horrifiés ». Elle poursuit ses démarches et arrive à faire supprimer ce groupe Facebook, quelques jours après qu’un article ait été publié dans un journal local. Journal qui avait, croyez-le ou non, bien pris soin de reproduire intégralement les propos racistes et vulgaires dirigés envers madame!
On m’a traité de « N » si souvent que je me battrai jusqu’à ma mort pour débarrasser notre lexique québécois de ce maudit mot.
Dans une entrevue subséquente donnée à QUB Radio, Mme Fleury-Samson révèle également que ses enfants sont arrivés à la maison en pleurant parce que certains de leurs « copains » les avaient appelé·es de sales « N »! Elle les a implorés de prendre leur mal en patience et de ne rien faire pour ne pas envenimer les choses.
L’animatrice s’offusque et dit que ce genre de commentaires est inconcevable en 2023. Mais elle insiste quand même pour les lire tout haut, parce qu’elle trouve très drôles quelques-unes des insultes racistes et grossières dirigées envers Mme Fleury-Samson!
Mme Fleury-Samson désire simplement que l’affaire s’arrête là, sans porter plainte. Elle se creuse la tête et admet ne pas pouvoir trouver « d’explications » pour de tels comportements racistes. Après tout, elle se considère une petite fille du bas du fleuve!
Elle se sent rassurée parce qu’elle est certaine que « personne n’aura le courage de lui dire de tels propos en personne ». Bien sûr que non.
Pas de racisme dans ma cabane
Pourquoi, donc, devrions-nous être surpris·es qu’en 2023, un tel groupe puisse voir le jour au Québec? Y aurait-il un bouclier magnétique anti-racisme recouvrant la province de Québec, la protégeant ainsi du racisme anti-Noir qui se propage partout dans le monde?
Bien sûr que non!
Mais comme l’explique clairement Émilie Nicolas dans son superbe article « Maîtres chez l’Autre » paru dans la revue Liberté, « on préfère [au Québec], la plupart du temps, s’imaginer que la race est un concept qui n’a pas eu une incidence sur notre histoire, mais seulement sur celle des États-Unis ».
Par exemple, en 2021, faisant référence à la volonté de limiter l’utilisation du mot en « N » dans les milieux académiques, le premier ministre François Legault affirmait : « On voit arriver ici un mouvement [de “censure”] parti des États-Unis et franchement, je trouve que ça ne nous ressemble pas. »
Y aurait-il un bouclier magnétique anti-racisme recouvrant la province de Québec, la protégeant ainsi du racisme anti-Noir qui se propage partout dans le monde?
Le 5 juillet 2022, M. Legault en rajoute et commente sur une récente réprimande du CRTC envers Radio-Canada pour avoir permis l’utilisation du mot en « N » au cours d’une de ses émissions de radio. « Je pense que c’est le CRTC qui devrait s’excuser », juge-t-il. Sa déclaration est bien sûr accueillie favorablement par ses admirateur·trices, qui sont donc devenu·es les vraies victimes!
Bien des commentateur·trices, d’ailleurs, voyaient dans la décision du CRTC une ingérence du méchant Canada et de ses lubies anti-racistes dans les bonnes mœurs québécoises.
J’aimerais suggérer ici que cette position du premier ministre Legault sur l’utilisation du mot en « N » donne à des illuminé·es comme ces « chasseurs de noirs » le courage de s’affirmer sans gêne.
Mais d’où vient cette obsession à vouloir utiliser le mot en « N » dans la francophonie? La question se pose.
Pourtant, comme nous le rappelle Émilie Nicolas, le Québec « n’a aucun problème à reconnaître le rôle de la violence raciste dans la formation de toutes les autres sociétés des Amériques ». Mais pas « chez nous »?
C’est une telle attitude qui alimente malheureusement la surprise de Mme Fleury-Samson face au racisme qu’elle a subi. « Je n’ai pas trouvé d’explication rationnelle pour justifier ça », dit-elle.
Ce que Mme Fleury-Samson espère, au sortir de l’épisode des chasseurs de « N », « c’est que ses enfants n’en sortent pas meurtris ».
On l’espère tou·tes, madame, on l’espère tou·tes.