Les cris silencieux d’une citoyenne de seconde zone
Début mai, La Presse relatait l’histoire de la veuve Amoti Lusi Furaha, mère de famille de six enfants. Préposée aux bénéficiaires durant la première vague de la pandémie, cette mère courage, ayant immigré de la République du Congo, supporte son mari, Désiré Buna lvara, qui en juin 2020 devait soutenir sa thèse de doctorat portant sur la santé et la société.
Tant de sacrifices. Cette famille personnifie le rêve de tant d’immigrant·es qui ont tout laissé derrière eux en espérant améliorer leur sort : le soutien de leur famille, de leurs ami·es, de leurs réseaux – bref leur capital social, capital qui va de soi pour celles et ceux qui vivent parmi les leurs.
Au printemps 2020, les masques de protection étaient un luxe à usage restreint, le fournisseur de la planète, la Chine, ayant fermé ses frontières.
La COVID est entrée dans la vie d’Amoti Lusi Furaha par la grande porte, porte qu’elle avait tenté en vain de fermer.
Travaillant alors qu’il était contagieux, un de ses collègues a apporté la mort dans son sillage. Mme Furaha connaissait les dangers, elle les avait dénoncés à son superviseur. « Mais je suis noire, personne ne m’a prise au sérieux », raconte-t-elle à La Presse. Son superviseur l’« a traitée comme si [elle] était hystérique, comme si [elle] avait peur de tout ».
Crier dans le désert, c’est ce qu’a fait Mme Furaha.
Elle s’est retrouvée porteuse de la grande faucheuse drapée dans la COVID. À son corps défendant, elle a été responsable de la mort de son mari.
Ce récit compte. Il illustre une situation qui n’est nullement étrangère aux Noir·es : celle de ne pas être écouté·es et surtout de ne pas être entendu·es. Le sentiment d’être encore et toujours des citoyen·nes de seconde zone.
Crier dans le désert, c’est ce qu’a fait Mme Furaha. « Je souffre de toute cette injustice-là. Je suis une immigrante. Si j’avais été une fille du Québec, une Québécoise… »
Par ses paroles, Mme Furaha dénonce le mythe de la société québécoise, « interculturelle » pour certain·es et « multiculturelle » pour d’autres – en tout cas une société qui n’est nullement exempte des diverses manifestations du racisme.
L’importance des récits de la marge
Son récit est important par ce qu’il nous enseigne. Il faut du courage à une personne noire pour parler dans un monde blanc, un monde qui fait tout pour effacer et rendre invisible les personnes noires et leurs expériences. Un monde qui fait tout pour effacer l’empreinte de l’histoire, qui prône l’assimilation et le daltonisme (colorblindness).
Il faut saisir les dynamiques sociales et dévoiler les angles morts, il faut entendre les cris de ceux et celles qui ont été confiné·es aux marges. Il faut remettre en question les principes de la neutralité et de l’objectivité qui sont souvent teintés par une lorgnette blanche, dominante, celle du filtre normatif blanc (white gaze)qui structure les récits.
Les récits sont de la plus haute importance. Il faut entendre la voix de ceux que la société a historiquement confinés à la marge.
Comme le dit Richard Delgado, l’un des fondateurs de la théorie critique de la race (critical race theory) : « Les récits du groupe dominant définissent leur rapport aux groupes dominés en instaurant une forme de réalité partagée où leur posture de supériorité est naturalisée. Les récits des groupes opprimés visent à subvertir cette vision instaurée par le groupe dominant. »
« Si on m’avait écouté »
Les paroles de Mme Furaha résonnent comme celle de Mamadi III Fara Camara, injustement arrêté par la police, qui disait : « Si on m’avait écouté dès le début, si on avait écouté mon récit… »
Cette plainte devient un cri qui, dans les circonstances, doit être entendu afin que l’inconcevable ne se reproduise plus. Et que des vies ne soient pas fauchées ou grandement hypothéquées à cause de comportements discriminatoires, voire racistes et souvent à l’intersection de multiples oppressions.
Devant de telles injustices, comment faire la sourde oreille?
Il faut entendre les cris de ceux et celles qui ont été confiné·es aux marges.
En pourtant, on reste sourd, aveugle et muet face à ce que vivent les personnes socialement marginalisées. Malgré une présence historique, malgré leur citoyenneté canadienne, québécoise, malgré le passage du temps, ils et elles sont et restent des citoyen·nes de seconde zone.
Mme Furaha parle d’injustice. Je me demande si le mot est assez fort pour cette famille marquée au fer rouge. Sept personnes noires qui lutteront pour leur survie dans une société où le racisme persiste, comme elle a pu le constater durement.
Ce que nous dit Mme Furaha, ce que nous dit M. Camara, c’est qu’il faut écouter et entendre le récit et l’expérience sociale des personnes noires. Ces voix que les institutions sociales sous-estiment et méjugent, mais qui sont essentielles à une lecture plus fine des dynamiques sociales.
La voix de Mme Furaha que son superviseur a cavalièrement ignorée. Pour éviter des conséquences si dévastatrices, dans une société qui se veut égalitaire, on se doit non seulement d’écouter, mais surtout d’entendre.
Et j’entends la voix du fils de M. Désiré Buna lvara, qui veut aller chercher son papa au ciel.