Saturday Night Fever, ou comment le disco révèle les côtés sombres de l’Amérique
L’emblématique costume blanc porté par John Travolta dans le film Saturday Night Fever sera vendu aux enchères cette fin de semaine. Ce film en apparence léger a beaucoup à nous apprendre sur le racisme, l’homophobie – et la faillite générale du rêve américain depuis un demi-siècle.
En 1977, lors du lancement du film Saturday Night Fever, je n’avais que douze ans. Ce qui a captivé l’adolescente que j’étais, c’est la musique desBee Gees, et je n’étais pas la seule. Après qu’ils aient lancé Nights in Broadway en 1975, on leur a demandé de faire la musique de ce film.
C’est Saturday Night Fever qui a propulsé le disco – une musique dérivée du funk noir qui jouait dans les clubs gais – jusque dans la culture populaire en la faisant rentrer dans tous les foyers. Le disco sera LA musique des années 1970. Après être restée au sommet du Billboard pendant 24 semaines, la bande originale du film est devenue l’un des albums de films les plus vendus de tous les temps.
Ainsi, tout comme moi, des millions de personnes ont été habitées d’un désir irrésistible : celui de danser.
C’est après avoir longtemps dansé sur la musique du film que je l’ai finalement vu. Les chorégraphies m’ont habitée, de même que les costumes – l’habit de Travolta, bien sûr, mais aussi les robes qui tournoyaient.
Vivant à Sept-Îles, la discothèque était pour moi un rêve. Ce film est resté gravé dans ma mémoire d’adolescente comme un film sur la joie que procure la danse – et cette joie, je la dois aux Bee Gees.
Mais pour eux, ce qui a été un des plus grands succès de la musique s’est rapidement transformé en malédiction.
Le disco contre l’hétérosexualité blanche
Un mouvement réactionnaire a pris forme contre le nouveau monopole de la musique disco, qui accaparait tous les palmarès des stations de radios. Beaucoup d’admirateurs du rock n’ roll détestaient non seulement le disco, mais aussi ce qu’il représentait : une invasion barbare des stations de radio par la culture noire et la culture gaie. Le disco était l’antithèse du rock n’ roll, présumé blanc et hétéro.
En juillet 1979 à Chicago, ce ressentiment a atteint son apogée. Alors que l’équipe de baseball des White Soxavait du mal à remplir son stade, une station de radio a eu l’idée d’organiser la Disco Demolition Night. Tout admirateur qui apportait un disque disco (voué à la destruction) gagnerait un programme double de deux matchs pour seulement 98 cents. Cet évènement a attiré une foule qui s’est déchainée.
Beaucoup d’admirateurs du rock n’ roll détestaient non seulement le disco, mais aussi ce qu’il représentait : une invasion barbare des stations de radio par la culture noire et la culture gaie.
Or, la révolte haineuse anti-disco cachait d’autres manifestations de haine : le racisme et l’homophobie.
C’est ainsi que les Bee Gees, associés aux Noir·es et aux homosexuels, furent considérés comme des n***** lovers, soit des personnes blanches, protectrices, prévenantes à l’égard des Noir·es et de ce fait traîtres à leur « race ». Ils ont été traités comme des parias et leur musique a été bannie des stations de radio. Seule leur résilience fait que lesBee Geesont résisté à la haine ambiante en écrivant Immortality pour Céline Dion.
Stayin’ alive dans un monde hostile
Lorsque j’ai finalement vu le film après avoir tant dansé sur sa musique, celle-ci était toujours aussi enivrante, mais la place de la danse avait un tout autre sens. La discothèque était plus lugubre, les lumières ne pouvaient cacher le désespoir qui crevait l’écran.
Un mot me vient : le nihilisme, la croyance voulant que tout mérite de périr et qu’il faille tout détruire. La danse est alors un exutoire pour supporter une vie qui n’a pas de sens. Dans Saturday Night Fever, la violence est partout et sous de multiples formes : sexisme, misogynie, racisme et classisme.
Pour Tony (John Travolta), fils d’immigrant·es italien·nes, les rêves sont étriqués : le samedi soir permet de fuir sa vie de commis de quincaillerie. Le samedi soir, c’est le seul moment où on peut devenir quelqu’un d’autre, voire quelqu’un tout court, en étant le roi de la piste de danse.
Être vu! Pour rester en vie – Stayin’ Alive! – dans une vie qui ne mène nulle part. Cette chanson est l’hymne de New York dévastée par une faillite technique.
Les promesses du New Deal des années 1930 ne sont que des promesses pour une grande partie de la population. Les bouleversements politiques et économiques des années 1970 ont démantelé la classe moyenne. Comme l’a montré Jefferson Cowie dans le livre Stayin’ alive : les années 1970 et les derniers jours de la classe ouvrière, ces années ont été le début de la transition du New Deal America (fondement de la classe moyenne) aux inégalités économiques croissantes qui ont toujours cours aujourd’hui.
La danse est un exutoire pour supporter une vie qui n’a pas de sens.
Une manifestation de ces inégalités est illustrée dans le film : on y voit comment le privilège de la blanchité (white privilege) se déploie. Alors que le couple de Tony a gagné le concours de danse, il sait très bien qu’il ne le mérite pas et que c’est l’un des deux autres couples racisés (noirs et portoricain) qui aurait dû être primé. Tony sait que les dés sont pipés. Il décide de ne pas participer à la mascarade en remettant le prix aux Portoricain·es et leur disant que ce sont eux qui le méritent.
Cette prise de conscience à l’égard du racisme déchaine chez lui une montée de colère dont il tentera de se décharger sur sa partenaire de danse : il retourne sa violence contre elle, il tente de la violer. Il est pris dans le modèle macho qui ne lui donne que peu de choix quant à la gestion de ses émotions. Pour ne pas tomber plus bas dans le désespoir, la violence est sa porte de sortie.
Dans ce monde ouvrier, les cycles de violence se déploient sans fin.
Une fièvre qui ne guérit pas
Saturday Night Fever est devenu un monument. En 2001, la Bibliothèque du Congrès a désigné le film comme « culturellement, historiquement ou esthétiquement significatif ».
Ce monument doit tout de même être déconstruit pour en excaver les diverses manifestations de la violence classiste, sexuelle, raciste et misogyne. On ne peut pas oublier que la toile de fond du film est le désespoir de ceux dont la vie ne va nulle part à cause de la faillite de l’État.
Comme le souligne le philosophe Michael Sandel dans La Tyrannie du mérite : qu’avons-nous fait du bien commun?, dans un monde où les inégalités sociales sont enracinées, l’ascension de l’échelle sociale est un mythe, la méritocratie est un mythe.
Aujourd’hui, celle et ceux qui ont cru à ce mythe et qui sont exclu·es de la société sont en colère, frustré·es et alimentent la contestation populiste.
C’est ainsi que Saturday Night Fever est un film qui nous apprend sur l’Amérique d’hier et surtout d’aujourd’hui, car ce passé est le présent de beaucoup de citoyen·nes d’Occident.