Mine - exploitation minières - Thetford Mines Une fleur pousse non loin de la mine d'amiante désaffectée de Thetford Mines | Photo : Dominique Caron
Reportage

Amiante : pourquoi la CNESST cache-t-elle des infos financières aux proches des victimes québécoises?

La Commission aurait gardé pour elle de l’information concernant de l’argent en sa possession, destiné aux victimes de l’amiante de la part de fonds d’indemnisation états-uniens.

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Un recours collectif autorisé contre la Commission des normes de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) demande des comptes à l’organisme public. La Commission est accusée de refuser d’informer diligemment les proches des victimes de l’amiante à propos d’indemnités provenant de fonds américains, qu’elle aurait récupérées et qui se chiffrent en millions $.

Dominic Palladini se souvient très bien d’une soirée, il y a environ 25 ans, quand son père s’est assis dans les escaliers de la demeure familiale en se prenant la tête dans les mains.

« Je sais de quoi je vais mourir », avait-il alors annoncé à son épouse et à ses deux enfants.

Calorifugeur de métier tout comme son père et ses frères, Normand Palladini a passé une vingtaine d’années à manipuler des matériaux contenant de l’amiante, dont les effets sur la santé humaine sont connus depuis le début du 20e siècle.

Normand Palladini travaillait avec l’amiante sans masque ni équipement de protection. Puis, au milieu des années 1990, l’entreprise pour laquelle il travaillait lui fournit hâtivement masque et combinaison, tout en donnant la directive aux ouvriers de se doucher avant de quitter le chantier.

À peine dix ans plus tard, à l’automne 2007, le verdict tombe : mésothéliome, une forme rare de cancer des poumons directement relié à l’exposition à l’amiante.

Dominic raconte qu’en voyant le nom de M. Palladini sur son dossier médical, l’oncologue qui a suivi son père s’était exclamé : « un autre? » C’était ce même médecin qui avait soigné les proches de M. Palladini, tous tués par le mésothéliome.

Normand Palladini s’est éteint en mars 2008. Dominic était alors âgé de 19 ans.

Lyne Rainville, veuve de Normand et mère de Dominic, n’a eu aucun mal à réclamer les indemnités versées aux survivant·es des victimes de leur travail, en vertu de la Loi régissant le Fonds de la santé et de la sécurité au travail.

Mais c’est après cela que la vie de la famille Palladini se complique, tout comme celle de centaines d’autres familles ayant perdu leurs proches tués par la négligence des compagnies d’amiante. Si bien qu’elles doivent saisir les tribunaux pour obtenir justice.

L’amiante, la maladie, la grève

« Vous avez dit “non au travail qui tue” et vous avez parfaitement raison. On travaille pour gagner sa vie, non pour la perdre en travaillant… Vous savez, ça n’a jamais énervé le gouvernement que les travailleurs meurent d’amiantose[…]. »

Ainsi s’exprimait le militant syndicaliste Michel Chartrand en soutien aux mineurs durant la mythique grève de l’amiante de 1949, qui est venu paralyser une des plus grosses activités économiques de l’époque au Québec. La province exportait alors 85 % de tout le volume d’amiante dans le monde.

Pourtant l’année précédente, la revue Relations publiait un article dans lequel le journaliste Burton LeDoux révélait un rapport à propos des maladies reliées à l’amiante, qui étaient pourtant connues depuis un demi-siècle dans les cercles scientifiques et médicaux.

Conséquemment, les ouvriers des mines d’amiante ont exigé des mesures pour limiter les dommages à leur santé, en plus d’autres améliorations à leurs conditions de travail qu’on pouvait déjà à l’époque qualifier d’exécrables.

Devant le refus des compagnies, elles-mêmes soutenues de manière indéfectible par le régime de l’Union nationale de Maurice Duplessis, ils ont déposé leurs pics et leurs pioches.

Ainsi débutait la grève la plus mythique et la plus violemment réprimée de notre courte histoire.

CNESST, la grande muette

En 2009, Lyne Rainville reçoit une lettre du grand cabinet d’avocats états-unien Weitz & Luxemburg. La lettre l’avise de démarches entreprises pour offrir des compensations aux familles québécoises dont un proche a été reconnu victime de l’amiante.

L’argent provient de dédommagements obtenus des compagnies reliées à la traite de l’amiante – extraction, manipulation, lobbying, assurance, etc. – après qu’elles aient fait faillite. Les fonds sont réunis dans des fiducies connues sous le nom de « asbestos bankruptcy trusts ».

Puis, à partir de 2011, la CNESST avise les familles bénéficiaires qu’elle entreprend, via son mandataire américain Motley Rice, un « recours subrogatoire » : c’est-à-dire qu’elle réclamera en leur nom la part des indemnités états-uniennes à laquelle les familles québécoises ont droit. Puis, en vertu de la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles, l’organisme leur versera les montants considérés comme « excédentaires », c’est-à-dire tout montant au-delà des prestations déjà versées ou à être versées.

En somme, la CNESST dit qu’elle ira chercher l’argent des fiducies au nom des bénéficiaires et pourra récupérer les sommes qui leur reviennent. 

Au Québec, la CNESST est dans l’obligation légale de verser toute indemnité à ses ayants droit et ne peut garder pour elle des sommes excédant les frais encourus dans le cadre des procédures, comme les frais d’avocat. Elle ne peut non plus se rembourser des montants au-delà des indemnités qu’elle verse aux bénéficiaires.

Le temps passe, puis Lyne Rainville, sans nouvelles de la CNESST depuis l’annonce de ses démarches, la relance à ce sujet.

Silence radio. 

Des milliards de dollars – américains – dorment toujours dans les immenses fiducies états-uniennes.

Finalement, un employé de la CNESST lui indique au téléphone que la Commission se servira des sommes obtenues – dont le montant total n’est pas dévoilé – pour « se rembourser » les prestations versées et affirme que la famille « a déjà été largement compensée » avec les indemnités reçues par le passé.

Puis, en février 2023, la famille de Normand Palladini est informée qu’un recours collectif contre la CNESST a été autorisé en juillet 2022 par la Cour supérieure du Québec afin de forcer la Commission à rendre des comptes de manière diligente et à verser aux familles les sommes dues, le cas échéant.

Si un tel recours collectif est possible, c’est que cette histoire se décline dans des centaines de familles qui, depuis plus d’une décennie, cherchent à obtenir des réponses de la part d’un organisme pourtant public.

Aux États-Unis, des milliards $ en indemnités qui dorment

À travers les histoires de la famille de Normand Palladini et des demandeurs Anne-Marie et Isabel Gélinas, Cécile Katherine Daoust et Sylvain Alix, une situation récurrente se dessine. Après avoir perçu de l’argent destiné à indemniser les victimes de l’amiante, la CNESST demeure muette face aux demandes d’information des familles.

En date de 2017, des fonds provenant d’une centaine de compagnies sont répartis dans 56 fiducies. Une étude juridique datant de 2013 et puisée dans la base de données Lexis Nexis chiffrait leur total en actifs à 27 milliards $ US, alors que les paiements aux demandeur·euses s’élevaient de leur côté à 15 milliards $ US.

L’étude note que le rendement moyen de ces fiducies était de 7 % entre 2006 et 2008. Pour chaque milliard $ US d’actif, les fiducies ont donc empoché 7 millions $ US en retour sur investissement.

C’est donc dire que des milliards de dollars – américains – dorment toujours dans cet immense système, ce qui amène les demandeur·euses à vouloir obtenir tous les renseignements disponibles à ce sujet pour s’assurer de toucher toutes les indemnités auxquelles ils et elles ont droit.

Quelle part de cette gigantesque tarte aux billets verts les proches des victimes québécoises de l’amiante peuvent-ils réclamer? Quels sont les montants totaux perçus par la CNESST via son mandataire, la firme Motley Rice?

Dans tous les cas, la CNESST a toujours refusé de donner les détails demandés. Même résultat auprès de Motley Rice, malgré les demandes d’information.

Dans le cas de la famille d’André Provost, aussi cité dans le jugement qui a autorisé le recours collectif, les démarches pour faire la lumière sur cette affaire sont allées jusqu’à une demande formelle en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Sans succès.

Quelle part de cette gigantesque tarte aux billets verts les proches des victimes québécoises de l’amiante peuvent-ils réclamer?

Le jugement de la Cour supérieure fait tout de même état de quelques montants obtenus par la CNESST auprès des fiducies états-uniennes : 4,6 millions $ US en 2020, puis 1,97 million $ US au premier trimestre de 2021. Ces montants sont nets, après déduction des honoraires à Motley Rice, chiffrés à 33 % pour 2020.

En 2020 également, 113 dossiers québécois ont été jugés comme valides par Motley Rice pour compensation provenant des fiducies. Puis au 31 mars 2021, 285 nouveaux dossiers de la CNESST ont été soumis à 16 fiducies par Motley Rice, réclamant un autre 5,3 millions $ US en dommages.

Mais l’insistance de la CNESST à refuser de communiquer de tels détails au fil des années soulève de nombreuses questions. Les processus en justice replongent sans cesse les familles endeuillées dans leur traumatisme. Elles décrivent l’épreuve comme un « parcours du combattant » face à une « muraille de Chine ».

Du côté de la CNESST, l’argumentaire se résume au fait qu’elle demeure dans son bon droit de ne pas dévoiler tous les détails demandés par les familles.

Du pur légalisme, donc? C’est ce qui sera validé ou infirmé à l’issue de ce recours collectif.

Par courriel, la CNESST a refusé notre demande d’entrevue, déclarant qu’elle ne commentera pas davantage ce dossier étant donné sa judiciarisation.

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