La gauche a aussi ses mythes
Le dernier budget du gouvernement Legault marque l’aboutissement logique de la dégénérescence d’un néolibéralisme réactionnaire déjà entamée depuis fort longtemps, mais qui ne fait que s’accélérer depuis que peupa a obtenu notre garde. Œuvre d’une administration de mononcs médiocres et banlieusards sans autre projet de société que la défense des boss et des possédants, ce budget se présente comme l’enfant illégitime qu’auraient eu Mario Dumont et un VUS.
Si, dit-on, les ruines de notre monde ne peuvent qu’engendrer socialisme ou barbarie, la bourgeoisie choisira toujours la seconde.
Mais pourquoi est-ce je parle de tout ça dans une chronique d’histoire?
Le beau Québec
J’ai terminé mon secondaire en 2006. Tout au long de mon cursus préuniversitaire, mes profs d’histoire étaient généralement de purs produits de la Révolution tranquille : des boomers sociaux-démocrates et indépendantistes dont le projet national se fondait sur le désir de construire une société juste et démocratique.
Dans ces cours, le Québec qu’on m’a enseigné était celui des luttes ouvrières et féministes. Celui des grèves étudiantes de 68 et de la création de l’UQAM. Celui du Refus global et des Nuits de la poésie. Celui de l’anti-impérialisme et parfois même de l’anticapitalisme. Celui des grands travaux et des nationalisations. Celui du rapport Parent et de son projet de construction d’un enseignement gratuit, humaniste et émancipateur.
Par-dessus tout, on ne me présentait pas le Québec comme un ilot assiégé par des hordes immigrantes, mais comme une terre de Scandinavie en Amérique, allergique aux inégalités, se distinguant de ses voisins par sa social-démocratie (voire son socialisme).
Désactiver l’histoire
Au début de la vingtaine, lorsque j’ai commencé à m’impliquer dans le mouvement étudiant, on m’a rapidement fait comprendre que ce Québec du progrès, de la modernité et de la combativité n’était pas pour mes camarades et moi.
Tout en se revendiquant avec fierté de la Révolution tranquille et de la construction de l’État-providence, on votait désormais pour le Parti libéral de Jean Charest et son austérité. On tirait à boulets rouges sur les étudiant·es qui osaient défendre l’héritage du rapport Parent, tout en chantant les louanges dudit prélat. On voulait jadis changer le monde, mais on considérait désormais que la taxation des banques constituait une initiative radicale et dangereuse. On entretenait un souvenir timidement tendre du FLQ, mais on moquait l’altermondialisme.
Le dernier budget du gouvernement Legault marque l’aboutissement logique de la dégénérescence d’un néolibéralisme réactionnaire déjà entamée depuis fort longtemps.
Le syndicalisme de combat? Le féminisme radical? Bof, toutes les victoires sont remportées, mais ça fait joli dans les livres d’histoire.
L’héritage radical de la Révolution tranquille qu’on nous avait inculqué ne devait rester qu’une source de nostalgie, un conte qu’on se racontait autour du feu dont la réactivation risquerait de perturber ce nouveau régime de confort et d’indifférence.
Pour les militant·es de ma génération, celle de la grève étudiante de 2012, celle qu’on avait abreuvée de discours de Michel Chartrand, il s’agissait purement et simplement d’une trahison.
La gauche et le récit national
Mes chroniques abordent souvent le caractère mythologique du récit national, que je tends à systématiquement associer au mouvement nationaliste conservateur. Mais il ne faut pas oublier que la gauche possède aussi ses mythes, ses récits fondateurs, ses référents communs plus ou moins fantasmés. Pour utiliser des mots barbares, les historien·nes appellent cela des « lieux de mémoire ».
Doctorant en histoire, je sais aujourd’hui que ce Québec inspirant qu’on m’a enseigné était le fruit d’une telle construction, que comme n’importe quel autre récit national, sa fonction comptait davantage que son fond.
Jamais on n’a attendu de moi que j’écoute Michel Chartrand, seulement que je le reconnaisse en tant que figure mythologique.
On en vient à se demander si on n’a pas exagéré le caractère fondamentalement progressiste de ce peuple québécois terrifié par le changement, amoureux du patronat (tant qu’il parle français) et allergique aux mouvements sociaux.
Dans sa balado à laquelle je collabore à l’occasion, l’animateur Fred Savard se demande souvent si la Révolution tranquille ne fut pas une parenthèse, une brève anomalie urbaine issue d’un contexte historique bien particulier. En 2011, Jacques Parizeau lui-même remarquait que « la Révolution tranquille, ça a été l’œuvre de quatre ministres, d’une vingtaine de fonctionnaires et d’une vingtaine de chansonniers, de poètes ».
Je ne suis pas expert d’histoire du Québec et je n’ai pas les compétences pour me prononcer sur la question. Il n’en demeure pas moins qu’en regardant l’évolution du débat public depuis le référendum de 1995, on en vient à se demander si on n’a pas exagéré le caractère fondamentalement progressiste de ce peuple québécois terrifié par le changement, amoureux du patronat (tant qu’il parle français) et allergique aux mouvements sociaux.
Abolir ou accomplir?
Le Christ disait ne pas venir pour abolir, mais pour accomplir. Au moins depuis les 25 dernières années, le centre gauche québécois tend à entretenir le même rapport à l’histoire. Tout aussi animé que la droite par l’idéalisation d’un passé n’ayant jamais tout à fait existé, il cherche moins à modifier en profondeur notre société qu’à se présenter comme l’héritier d’une Révolution tranquille qui demeurerait incomplète.
Le procédé reste cependant fondamentalement vicié, puisqu’il s’inscrit dans une approche mythique du passé qui confond, exagère, simplifie et projette.
Et si on abandonnait ce désir messianique de vouloir accomplir le passé comme s’il s’agissait d’une sorte de prophétie?
Des années 1970 jusqu’à nos jours, historien·nes et sociologues ont par ailleurs bien tenté de mettre les pendules à l’heure en notant par exemple le caractère libéral de la Révolution tranquille, la lenteur de la sécularisation ou la résistance d’une partie de la population aux diverses transformations sociales. Sans compter l’absence totale des Premières Nations, des personnes racisées ou bien de la communauté LGBTQ+ du récit qu’on se fait des années 1960 et 1970.
Et si on abandonnait ce désir messianique de vouloir accomplir le passé comme s’il s’agissait d’une sorte de prophétie? Non pas en jetant l’histoire aux poubelles, mais au contraire en la confrontant, en la critiquant et surtout en cessant de la considérer comme une marche à suivre avec vénération.
Le budget Legault, aussi méprisable soit-il, constitue peut-être davantage un retour à la normalité qu’une trahison. En restant accrochée à un passé idéalisé, la gauche s’empêche de poser une réflexion sérieuse sur la société qu’elle souhaite pourtant transformer.
Peut-être est-il le temps de commencer à abolir.