J’ai placé ma mère, un documentaire de Denys Desjardins
Le cinéaste Denys Desjardins s’intéresse depuis plusieurs années au vieillissement de la population, avec des films comme le Château (2019), où il se penche sur l’expérience de sa maintenant défunte mère dans une résidence privée pour aînés (RPA) de Montréal-Nord, ou encore la websérie l’Industrie de la vieille$$e. Il récidive le 17 mars prochain avec J’ai placé ma mère, un documentaire touchant et très personnel que j’ai eu la chance de visionner à sa première mondiale, aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) l’automne dernier.
Desjardins fait un cinéma très direct et se réclame du courant du cinéma vécu. « Je m’intéresse aux gens autour de moi depuis toujours », me confie-t-il en entrevue au téléphone. Ses personnages sont donc souvent des proches. Justement, fin 2019, début 2020, il filme sa mère et sa sœur Maryse, sans nécessairement préméditer un film. La démence de sa mère s’aggrave. Elle commence à avoir besoin d’un niveau de soins plus élevé. Sa RPA réclame alors qu’elle soit transférée, l’institution n’étant plus en mesure de lui donner les soins adéquats.
On suit donc, dans J’ai placé ma mère, les multiples coups de téléphone avec le CLSC, le CIUSSS, la travailleuse sociale, les institutions, les questionnements, les tentatives de comprendre ce qui se passe. Bref, il s’agit d’une plongée directe dans le tunnel bureaucratique de la « gestion » du vieillissement et des soins de longue durée au Québec, dans ces « mécanismes d’accès à l’hébergement » comme dirait Desjardins.
Le CIUSSS et le CLSC veulent envoyer la mère de Denys Desjardins dans une résidence intermédiaire (RI), soit un établissement privé qui sous-traite l’hébergement de personnes âgées en perte d’autonomie pour décharger le système public. Sauf que le cinéaste connaît la très mauvaise réputation de la RI où serait dépêchée sa mère et veut tout faire pour éviter qu’elle ne s’y retrouve, privilégiant plutôt une place dans un CHSLD.
De nombreuses heures de négociation s’ensuivent, dont l’essence est bien captée dans le film. Beaucoup se reconnaîtront dans ce véritable calvaire, où les personnes vieillissantes sont davantage traitées comme des « places » que des êtres humains à part entière. « Je me sentais [comme si] elle allait faire du temps [en prison] », dira même Maryse Desjardins à la caméra. Comme quoi le lien clair entre les institutions totales que sont les prisons, les asiles, les hospices, les hôpitaux et autres – étudiés notamment par Goffman en sociologie et Foucault en philosophie – est toujours aussi vif en 2023.
Par pur hasard, la mère de Desjardins emménage dans un CHSLD sur le boulevard Gouin presque au même moment où la pandémie est déclarée, donc à la mi-mars 2020. Ce CHSLD précis deviendra un foyer actif de COVID-19, en raison des importants mouvements de personnel qui y ont lieu.
Ironiquement, les proches-aidant·es ont été interdit·es d’accès au chevet de leurs proches alors que la COVID-19 circulait allègrement dans l’air de ces institutions. Denys et Maryse ne peuvent plus aller voir leur mère, qui pourtant teste négatif à répétition. Le personnel soignant, très difficile à rejoindre durant cette crise, décide qu’elle est en fin de vie et lui administre un cocktail de sédation, sans le consentement des proches. Elle mourra donc quelques semaines après le début de la pandémie, prises dans les craques de ce système de santé dysfonctionnel.
Desjardins affirme que son film est davantage un testament qu’autre chose. C’est « un constat de notre échec sur 40 ans, sur le laxisme et l’abandon » des personnes vieillissantes, « un cri de désespoir ». S’il pense que son œuvre ne « va pas changer grand-chose », je pense tout autrement : J’ai placé ma mère expose, dans un mélange d’humour, d’incompréhension et de quotidien, l’absurdité générale et le caractère pathétique de l’organisation des soins et de la qualité médiocre des options « normales » d’hébergement pour soins de longue durée au Québec.
Si, comme société, nous méritons mieux que cet ersatz de tissu social gériatrique lacéré par de violentes attaques néolibérales, il faudra financer adéquatement les soins à domicile. Comme je l’ai déjà écrit dans Pivot, les Maisons des aînés ne font que déplacer le problème. Or, l’attente est longue. Les besoins sont criants, immédiats, anciens. Peut-être faudrait-il faire une grève générale tout en créant des solutions d’habitat et de soins communautaires et autonomes?
Le gouvernement n’est pas intéressé par la première ligne en santé, il préfère créer un trou de service monumental et lucratif qui satisfait par la bande ce que Desjardins appelle, à juste titre, l’industrie de la vieille$$e. À nous de décider si nous acceptons cet état de fait ou si nous le refusons activement.