« Grand-papa, pourquoi les noirs sont-ils si laids? Je ne veux plus être noire! »
« Mais de quoi parles-tu? », je demande à ma petite-fille*.
« Oui, à mon école cette semaine on m’a amenée voir un spectacle de marionnette qui s’appelle L’incroyable secret de Barbe Noire. » Elle continue : « Tout allait bien, grand-papy, c’était une belle histoire de pirates et de trésors cachés comme dans le film Pirates des Caraïbes, jusqu’à ce que le monsieur arrive avec sa marionnette! J’ai eu très peur! La marionnette est si laide! »
« Puis tout à coup, j’ai regardé mes amis, ils riaient tous. Puis tout à coup, ma meilleure amie et une autre amie de ma classe m’ont pointé du doigt, en pointant la marionnette et en riant. J’ai demandé à ma professeure si je pouvais aller aux toilettes et j’y suis allée. »
« Je voulais aller me cacher, j’ai pleuré. »
Je suis enragé, mais je garde mon calme. Elle continue. « Je suis restée dans les toilettes jusqu’à tant que ma professeure vienne me chercher. Quand elle m’a trouvé, elle m’a demandé si j’étais malade et pourquoi je pleurais. Je lui ai dit que j’avais mal au cœur parce que mes amies riaient de moi et disaient que la marionnette me ressemblait. Ma professeure m’a simplement dit que c’était une pièce de théâtre très drôle et que tous mes amis l’adoraient. »
Elle vit dans un monde blanc où elle n’a pas la légitimité d’exprimer les blessures que lui cause le racisme.
Je suis furieux, et moi-même blessé intérieurement, mais je ne peux pas laisser ma petite-fille le sentir.
Immédiatement, mon esprit retourne dans le temps, il y a 55 ans. Je me rappelle que je devais moi-même régulièrement avoir le réflexe de ma petite-fille et me sauver dans les toilettes pendant un spectacle où le mot en N était utilisé, ou bien lorsqu’en classe on devait lire une comptine contenant ce même mot. Sans compter les images dans nos livres de lecture, dans Sambo et Tintin au Congo, ou encore les pirates noirs dans Astérix auxquels on m’associait, de façon moqueuse.
Voyez-vous, comme moi à l’époque, ma petite fille est la seule personne noire dans sa classe de troisième année. Elle vit dans un monde blanc où elle n’a pas la « capacité raciale » d’exprimer les blessures que lui cause le racisme.
Et encore moins lorsque ces blessures sont validées par un marionnettiste noir!
Quand les noirs ont le droit d’être racistes
Je décide donc d’aller voir ce marionnettiste pour lui parler.
En route, sur ma radio, je tombe sur une conversation entre deux célébrités radiophoniques locales, qui échangent leurs opinions sur une plainte que la communauté noire « anglo » aurait faite au sujet de la grotesque marionnette. Ils rient : les « wokes noirs » veulent annuler un artiste noir pour sa marionnette… noire! « Le monde est rendu fou! », qu’ils disent.
« Il s’agit d’un mignon spectacle pour enfants, écrit et joué par un artiste noir qui le présente un peu partout au Québec, et même en France. » Ils ont parlé à l’artiste qui renchérit qu’il adore jouer son spectacle et qu’il le joue partout. Il dit même être un ambassadeur!
Les célébrités radiophoniques continuent. « Le Conseil des arts de Montréal a approuvé le spectacle. Des jurys noirs l’ont aussi approuvé. Donc, pourquoi annuler un spectacle pour enfants? »
Ni l’artiste ni les célébrités ne comprennent le problème.
En droit civil, la « capacité juridique » ou « qualité pour agir » définit l’aptitude d’une personne à exercer ses droits et obligations. Le professeur Derrick Bell, qui s’est penché sur la « capacité raciale pour agir », explique qu’on suppose généralement que, contrairement aux blanc·hes, nous ne pouvons pas être objectif·ves en matière raciale et que nous allons favoriser les « nôtres » de toute façon.
En revanche, une opinion contraire niant le racisme provenant d’une personne noire, elle, suscite une attention immédiate.
On leur accorde la « capacité raciale pour agir », parce qu’ils adhèrent à la position et à l’opinion de la caste majoritaire.
J’ai trop de choses dans ma tête, et je décide de m’arrêter dans le premier stationnement que je trouve sur mon chemin. Mon esprit retourne encore en arrière.
Je me revois par exemple en 1969, écoutant le monologue « Ni**er Black » d’un certain humoriste national québécois. Un monologue bourré de stéréotypes sur les noir·es. Même après toutes ces années, et nonobstant l’opinion de la « majorité » qui insiste toujours que ce monologue est « génial » et ne vise qu’à démontrer que nous sommes tou·tes de la même « race humaine », il m’a fait encore extrêmement mal d’y repenser.
Mais bien sûr, en 2023, on préfère donner la parole à des noir·es qui ont la « capacité raciale pour agir », c’est moins risqué! Donc on fait des sketchs comme « Google Black » durant le Bye Bye 2022, où des acteur·trices noir·es s’amusent du traumatisme du profilage racial que beaucoup trop de personnes noires vivent de façon quotidienne. C’est juste pour rire et en plus, ils et elles sont noir·es, donc ça doit être correct!
Ici, les acteur·trices noir·es du sketch « Google Black » et le marionnettiste noir sont des « initié·es » et on leur accorde la « capacité raciale pour agir », parce qu’ils adhèrent à la position et à l’opinion de la caste majoritaire.
Inversement, au tribunal de l’opinion publique de la majorité, la personne noire qui invoque un préjudice causé par ce genre de comédies racistes a peu de chance de se voir reconnaitre la « capacité raciale pour agir ».
C’est juste pour rire et en plus, ils et elles sont noir·es, donc ça doit être correct!
Même les juges noir·es qui entendent des affaires raciales sont regardé·es avec suspicion. Un juge blanc a déjà dit à l’honorable Juanita Westmorland-Traoré, la première personne noire à accéder à la magistrature au Québec en 1999, que c’était « délicat de nommer des personnes des minorités à la magistrature parce que ces gens seraient tiraillés par les intérêts de leurs communautés », comme le raconte la juge.
Prendre garde
En sortant de mon rêve éveillé, je me rends compte que je n’ai pas quitté ma maison et que ma petite-fille me regarde toujours avec un visage triste, en attente de ma réponse à sa question initiale.
« Nous ne sommes pas laids! », je lui réponds. « Ce sont ceux qui rient et ceux qui les font rire de toi qui sont laids! »
Je me rappelle alors que nous devons être très prudent·es quant aux personnes noires prêtes à contredire ceux et celles qui dénoncent le racisme.
Comme le dit si bien le Dr Bell, « nous avons fait des progrès dans tous les domaines, mais rien n’a changé ».
* La conversation entre l’auteur et sa petite-fille, fictive, se veut une représentation d’un dialogue entre l’auteur aujourd’hui et lui-même à un plus jeune âge.