Le Québec doit arrêter de coucher avec son ex toxique

CHRONIQUE | Les réactions outrées que provoque la question religieuse dans le débat public québécois ne témoignent pas d’une mémoire apaisée, mais plutôt d’une page qui n’a jamais été complètement tournée.

Le 2 février dernier, au paroxysme de la panique morale entourant « l’affaire Elghawaby », l’ex-maire de Gatineau Maxime Pedneaud-Jobin publiait dans La Presse une chronique tellement saugrenue qu’on pourrait croire à une satire. Rempli d’approximations victimaires, de déclarations historiquement questionnables et de comparaisons grossières, le texte fait cependant un constat qui mérite qu’on s’y arrête.

Du fait de son passé catholique bien particulier, le Québec rejetterait naturellement toutes les religions. Nous ne serions donc pas islamophobes ou xénophobes, mais seulement antireligieux.

Qu’elle soit juste ou non, cette thèse a le mérite de mettre le doigt sur quelque chose de bien réel : le débat public dérape inévitablement chaque fois que la religion (qu’elle soit catholique ou non) y apparait. Dans un texte publié en 2017 dans la revue Relations, la religiologue Catherine Foissy parle effectivement d’une « difficulté parfois viscérale pour une part importante des Québécois d’ascendance canadienne-française, toutes générations confondues, de traiter de questions religieuses ».

Se débarrasser des curés

Le propre de toutes les révolutions réussies est de se présenter dans les mémoires collectives comme un point de rupture radical entre un monde ancien caricaturalement dévalorisé et une nouvelle ère artificiellement glorifiée.

Notre révolution fut certes bien tranquille, mais le récit national québécois n’en retient pas moins l’existence d’une « grande noirceur » se caractérisant notamment par le rôle central qu’y tient l’Église catholique.

D’un jour à l’autre, nous serions passé·es de rongeux de balustre ultraconservateurs à sociaux-démocrates instinctivement laïques.

On décrit l’Église comme une institution machiavélique, avide de pouvoir, totalitaire et collaborant avec les classes dominantes pour maintenir les Canadiens français – et tout particulièrement les Canadiennes françaises – dans l’ignorance et l’asservissement.

Or, avec la Révolution tranquille, la nation québécoise naissante se serait finalement « débarrassée des curés » en désertant la messe puis en imposant une cure de sécularisation radicale à l’ensemble de ses institutions. D’un jour à l’autre, nous serions passé·es de rongeux de balustre ultraconservateurs à sociaux-démocrates instinctivement laïques.

Ce récit est-il conforme aux faits? Il y a du vrai, du faux, des demi-vérités, des exagérations, des simplifications et des omissions, mais les mythes nationaux attendent rarement l’avis posé et prudent des historien·nes pour se construire. Ce qui importe ici, c’est moins le passé en lui-même que la représentation qu’on s’en fait.

Le beurre et l’argent du beurre

De cette mémoire collective transmise de génération en génération semble bien émaner un profond sentiment antireligieux chez de nombreuses personnes d’ascendance canadienne-française. Devenu un lieu commun, ce sentiment se présente presque comme un trait caractéristique de notre identité nationale et se manifeste souvent avec une émotivité exacerbée.

Paradoxalement, ce Québec mangeur de curés qui s’enorgueillit d’avoir jeté son missel aux poubelles perçoit comme une menace existentielle le retrait d’un crucifix dans un hôpital ou la vente d’une église à une communauté musulmane. Il s’inquiète de la dangereuse influence d’une femme voilée sur des élèves, mais tolère la présence de signes religieux au-dessus de leur tête.

Le catholicisme détesté se présente pourtant comme un outil de résistance culturelle pour la « majorité historique » prétendument assiégée.

Le Québec ne paye plus la dime et ne fréquente plus la messe dominicale, mais s’affole de la destruction d’églises et veut encore pouvoir profiter du faste catholique pour se marier ou faire baptiser ses enfants. Il ne faudrait tout de même pas rater la messe de minuit aussi.

Transformé en objet strictement patrimonial par des idéologues nationalistes, ce catholicisme pourtant détesté se présente même parfois comme un outil de résistance culturelle pour la « majorité historique » prétendument assiégée. C’est ce qui fait par exemple dire à la sociologue Geneviève Zubrzycki que les églises, aussi abandonnées soient-elles, servent « de musées qui agissent comme contrepoids aux menaces de la mosaïque religieuse ».

Un passé qui ne passe pas

Il faudrait une bonne dose de mauvaise foi pour nier que cette hypocrisie catho-laïque s’explique au moins en partie par un repli identitaire teinté d’islamophobie et de xénophobie. Mais cette explication ne suffit pas.

De façon plus profonde, le passé religieux du Québec fonctionne (à tort ou à raison) comme une sorte de traumatisme intergénérationnel que nous peinons collectivement à affronter et qui s’exprime par des mécanismes de défense mésadaptés. Comme le résument le théologien Marco Veilleux et le sociologue Jean-Philippe Warren, « une majorité de la société québécoise n’ayant pas dénoué, dans sa conscience historique, ses rapports ambivalents avec le catholicisme, elle arrive difficilement à s’ouvrir avec sérénité au religieux ».

L’Église est cette ex toxique dont on n’est jamais revenu.

Les outrances juvéniles et mal informées que provoque régulièrement l’apparition du religieux dans le débat public (comme celles qu’on trouve dans le texte de Pedneaud-Jobin) ne témoignent pas d’une mémoire apaisée, mais plutôt d’une page qui n’a jamais été complètement tournée.

L’Église n’est pas cette ex avec laquelle on a définitivement rompu. Elle est cette ex toxique dont on n’est jamais revenu, dont la mémoire nous empêche de forger de nouvelles relations et avec laquelle on continue même à coucher en secret à l’occasion pour combler un vide existentiel.

Faire face

La solution ne repose pas dans une revalorisation artificielle de notre passé religieux, comme le voudraient certain·es conservateur·trices, mais elle ne repose pas non plus dans cette incapacité pathologique à en discuter sérieusement.

Il faut plutôt faire face.

Confrontées à un passé perturbant, toutes les nations doivent à un moment ou un autre effectuer un travail mémoriel qui s’éloigne des récits nationaux, des instrumentalisations idéologiques ou du révisionnisme.

On a beau s’en attrister, la question religieuse ne disparaitra pas.

Déjà entamée par les historien·nes depuis une vingtaine d’années, la première étape de cette entreprise implique sans doute de déconstruire le récit simpliste qu’on se fait de la « Grande noirceur », de la « Révolution tranquille » ainsi que de la sécularisation de la société québécoise qui fut bien plus longue et complexe qu’on ne le dit.

On a beau s’en attrister, la question religieuse ne disparaitra pas. Afin de collectivement prendre des décisions concernant ce phénomène social complexe, il faut tout d’abord mettre notre maison en ordre et accepter que ce qu’on y trouvera ne nous plaira pas nécessairement.

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