Basquiat et l’ironie de la mort de Tyre Nichols

CHRONIQUE | Comment des policiers noirs eux-mêmes victimes du racisme peuvent-ils battre à mort un homme noir?

Ce n’est pas la première fois que des policiers racisés ou noirs sont impliqués dans le meurtre d’un homme noir. Il suffit de se rappeler ceux impliqués dans l’assassinat de George Floyd.

Mon téléviseur est saturé du vidéo relayant les derniers moments de Tyre Nichols, un homme noir de 29 ans de Memphis qui a été assassiné par au moins cinq policiers noirs. Une intervention routière de routine lui a coûté la vie.

Une amie m’appelle. Elle ne comprend pas : comment des policiers noirs eux-mêmes victimes du racisme pouvaient-ils battre à mort un homme noir?

De l’ironie de la diversité

Une œuvre de Basquiat, Irony of Negroplcmen, me vient en tête.

Dans ses œuvres, le peintre afro-américain Jean-Michel Basquiat dénonce les problèmes sociaux et politiques de la société occidentale.

Exécutée en 1981, l’œuvre met en scène un policier noir représenté de façon caricaturale : sa silhouette est fragmentée et déstructurée. Son visage, un masque qui n’est pas sans rappeler le livre de Frantz Fanon Peau noire, masque blanc.

Quant au fond blanc de l’œuvre de Basquiat, il réfère tant à la société blanche dans laquelle les Noir·es tentent de survivre qu’à la suprématie blanche, idéologie fondée sur un système de croyances voulant que les valeurs culturelles et les normes des peuples européens et d’ascendance européenne sont supérieures à celles des groupes racisés.

Les mots sont souvent au cœur des œuvres de Basquiat. Ici, en plus du titre qui est sans équivoque, on retrouve, inscrit sur la toile, le mot « pawn », pion. La notion de pion (ou encore : token) fait ici appel à la notion de représentation purement symbolique ou performative. C’est ainsi que Basquiat rend visible l’hypocrisie de cet agent de l’État contrôlé par une institution blanche et oppressive.

En nous interpellant, Basquiat nous demande : comment un policier noir peut-il être au service d’un système qui l’a historiquement opprimé? Dans ces circonstances, quel pouvoir ce policier peut-il véritablement exercer?

Basquiat rend visible l’hypocrisie de cet agent de l’État contrôlé par une institution blanche et oppressive.

Cette critique aiguisée des policiers noirs qui s’allient au pouvoir sans véritablement le détenir est toujours d’actualité. Cette participation aux systèmes d’oppression est un obstacle aux changements structurels requis pour que la justice raciale soit une réalité au lieu d’être une simple éventualité.

Pour Basquiat, il est paradoxal que des Noirs s’engagent dans les forces de l’ordre et c’est là que se situe l’ironie qu’il évoque.

La question de la diversité des effectifs policiers se pose ici. Ne dit-on pas que la diversité est une force pour les organisations puisqu’elle permet de meilleures performances et de comprendre les enjeux des diverses communautés?

Certaines initiatives de « diversité, équité, inclusion » (DEI) qui ont comme conséquence d’assimiler des personnes historiquement exclues et/ou racisées sans réviser leurs valeurs organisationnelles, souvent déficientes, comportent de nombreux risques.

Le meurtre de Tyre Nichols soulève l’ironie de certaines initiatives de DEI. Ainsi, pour qu’elles soient transformatives, ces initiatives ne peuvent exister dans un vacuum. Elles doivent aller de pair avec la justice non seulement sociale, mais surtout raciale.

De la culture organisationnelle

De surcroit, les arguments qui limitent le racisme à quelques « pommes pourries » ne peuvent plus se justifier. Considérer le problème comme individuel, c’est ne pas comprendre comment ni les organisations ni les systèmes fonctionnent.

Il y a plus de 20 ans, les chercheurs Joshua Correll, Bernadette Park, Charles M. Judd et Bernd Wittenbrink ont ​​mené une étude afin de déterminer ce qui influençait la décision de policiers de tirer ou non sur des cibles qu’elles soient armées et non armées. Ils et elles ont conclu que si les cibles étaient noires, elles étaient plus susceptibles d’être abattues. Or, les résultats ont démontré que le fait que le policier soit noir n’a aucune incidence sur les résultats.

La culture des forces policières demande que les policiers s’assimilent.

Une autre étude récente a démontré que, dans les fusillades mortelles impliquant des personnes noires et hispaniques, ces personnes étaient plus susceptibles d’être abattues par des policiers de la même « race » qu’eux.

Ainsi, le racisme est une normalité. Il est stratifié dans la culture organisationnelle des forces de l’ordre et tous les membres y sont exposés. Pour les policiers noirs, le racisme est souvent intériorisé.

On ne peut faire fi que la culture des forces policières demande que les policiers s’assimilent. « Ce n’est pas seulement un problème noir et blanc, mais un problème noir et bleu. Et lorsque vous enfilez cet uniforme bleu, il devient souvent l’identité principale qui étouffe toutes les autres identités qui pourraient lui faire concurrence », déclarait récemment au New York Times le professeur américain de droit Jody Armour.

Et c’est ainsi que l’esprit de corps ou de clan prend toute son importance.

« La culture policière est fondée sur une loi non écrite voulant que les membres des forces policières puissent se livrer à un usage excessif de la force contre les personnes noires et brunes », déclarait quant à lui Ben Crump, l’avocat de la famille de Tyre Nichols.

On ne peut ignorer que cette manifestation de la violence contre les corps noirs est un héritage de la violence exercée par les patrouilles d’esclaves.

Comment des hommes noirs peuvent-ils faire cela à un autre homme noir?

Le personnage de Stephen, d’« oncle Tom » dans le film Django Unchained de Quentin Tarantino, nous éclaire. L’oncle Tom est la métaphore du Noir qui, désireux de plaire aux Blancs, trahit les membres de sa communauté afin de servir le pouvoir et ses institutions tout en tirant un bénéfice individuel.

Stephen est un esclave régisseur (commandeur) qui a plein pouvoir sur les esclaves d’une plantation du Mississippi. Stephen n’a aucune difficulté à dénoncer d’autres esclaves – ni un ancien esclave comme Django.

Pour lui, la seule possibilité d’émancipation réside dans la trahison des siens.

Stephen est partie prenante du système de la plantation. S’il avait travaillé dans les champs, il aurait été fouetté et aurait couru le risque de mourir jeune, sans avoir son mot à dire sur son destin. Pour lui, la seule possibilité d’émancipation réside dans la trahison des siens.

Ce n’est pas la première fois qu’un homme noir trahit les membres de sa communauté en échange d’un peu de pouvoir et de richesse. Cela nous amène également à nous interroger sur la représentativité performative ou symbolique, qui est un obstacle au changement structurel.

Le personnage de Stephen nous amène à nous poser d’importantes questions. Est-ce que les Noir·es n’ont d’autres choix que de participer aux systèmes d’oppression pour s’émanciper économiquement?

Ainsi, Basquiat ne s’est pas trompé : dans un contexte où le racisme systémique n’est pas éradiqué, le fait de croire qu’une personne noire puisse exercer un véritable pouvoir est une ironie.

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